Découverte

Sources et traces carnavalesques

Oh madiana jou a ka ouvè ladjé mwen…..!
Ah ! CE CARNAVAL MES AMIS ……!

A partir de quelle période de l’histoire de la Martinique le carnaval est-il devenu une véritable entité sociale, élément identitaire, culturel et patrimonial ? Quelles pouvaient être les facettes de cette manifestation avant 1848 ? En dehors de multiples supputations et traces fugaces, les archives demeurent encore silencieuses en souffrance de la quête des historiens. Cependant, on peut imaginer que cet élément culturel est en construction de par les apports culturels des différentes composantes de la société, la ségrégation sociale et raciale et le fait esclavagiste.

Dès les premières années de la colonisation, «la fête» est présente dans la colonie, notamment les fêtes religieuses. Le Code de la Martinique en atteste et les autorités coloniales n’hésitent pas à prendre des dispositions de police afin d’assurer l’ordre public. Les agents de police doivent veiller à ce qu’il n’y ait aucun désordre dans les cabarets. Pour la période 1642-1804, le Code n’apporte aucune information sur le Carnaval. Pourtant, à travers nos pérégrinations archivistiques nous conservons le souvenir d’une référence aux «Lupercanes» fêtes célébrées à Rome, le 15 février en l’honneur de Lupercus, Dieu tueur de loup. Le pape Gélase 1 er condamnait définitivement la fête en 494.
«Les luperques vêtus de peaux de bêtes immolées, se livraient à une course au cours de laquelle ils frappaient avec des lanières de peau la foule et de préférence les femmes pour leur assurer la fécondité» (G. L). Les Gazettes de la Martinique pour les années 1788 et 1790 ne sont guère plus généreuses. Avec l’abolition de l’esclavage (1848), la société se structure sur les fondements de la «liberté» et sans doute le carnaval émerge t-il comme entité visible de l’expression pluriculturelle de cette société coloniale. Sur la seconde moitié du 19ème siècle, nous voyons poindre subrepticement les traces de cette expression culturelle, sociale et vivante. Mais, on aimerait pouvoir dater l’arrivée ou l’émergence de nos personnages carnavalesques les plus réputés.

La table du Bulletin officiel de la Martinique (BOM) de 1828-1837 fait mention de diverses décisions en 1831 au sujet des infractions à la défense de se masquer et de se déguiser pendant le carnaval. Le Bulletin des actes administratifi de la Martinique de 1831 fait explicitement référence à l’existence du Carnaval. Par décision du 7 février 1831, le Gouverneur Dupotet interdit de se masquer ou de se déguiser pendant la durée du carnaval. Les individus qui contreviendraient à cette décision seraient traduits devant les tribunaux de simple police et punis conformément aux dispositions du livre 4 du code pénal, d’un emprisonnement de 5 à 15 jours et d’une amende de 61 à 100 Francs. Cette interdiction visait à prévenir les troubles et les désordres. Le BOM de 1837 précisait que la mesure s’appliquait à toute personne de quelque classe et condition durant la durée du carnaval. L’on retrouve ainsi divers arrêtés d’interdiction de se masquer de 1838 à 1850 (tables BOM). En 1838, le Gouverneur Rostoland justifiait cet interdit afin de prévenir les troubles et désordres auxquels peuvent donner lieu les mascarades et déguisements (BOM). En 1841, l’usage du masque pendant le carnaval est interdit. Force est de constater que cette disposition va s’imposer de 1828 à 1850.Cet interdit n’exprimait que l’une des facettes de ce carnaval.

Ainsi, Cassagnac dans «Voyage aux Antilles» dépeint en 1842 un étonnant bal d’esclaves nègres domestiques à Fort Royal, le dimanche gras. Il s’agissait d’un bal d’une richesse vestimentaire et de bijoux surprenant. L’orchestre composé de militaires blancs avait été payé par les esclaves. Roseval évoque lui aussi en 1842 la passion des nègres pour la danse et notamment le bal nègre autour du tambour : «on passe successivement du Bel-Air au Chika, au Calenda et enfin au Bamboula». Cassagnac se livre aussi à une intéressante description de «l’orchestre tambour» des nègres. Celle-ci rejoint celle de Henri Monet qui nous offre peut-être une piste sur les racines de notre vidé. Celui-ci dans son ouvrage La Martinique fait référence en 1891 au vidé qu’il définit comme la «danse nationale intime. Quelque chose qui tient à la fois de la cachuca, du cancan, de la farandole et du chahut», un «désir enragé de bousculade, de destruction, de bamboche; le vidé !… c’est le cyclone de la danse». Le vidé que nous dépeignait Monet se structurait au départ autour du «tambour de Bel Air».

Dans les dernières décennies du 19ème siècle, les témoignages de la ferveur grandissante de l’expression carnavalesque se multiplient. Ainsi dans le journal La défense coloniale du 13 février 1884, une publicité invite «au grand bal paré et masqué», sans doute au théâtre de Saint-Pierre. Par ailleurs, le Bulletin officiel de la Martinique de 1893 fait mention de la décision de fermeture des bureaux, des chantiers et des ateliers du gouvernement du mardi au mercredi des cendres à 2 heures. Lafcadio Hearn dans son ouvrage Two years in the French West Indies en 1890 consacre un chapitre à la place de la «guiablesse, du soucouyan et zombi» dans la culture populaire antillaise.

Louis Garaud, dans son ouvrage Trois ans à la Martinique, édité en 1895, évoque aussi le Carnaval de Saint-Pierre qui débutait le jour des rois, tous les dimanches. Il décrit le «Carnaval du peuple» bien différent de tout ce qu’il avait pu voir par ailleurs. La ville entière (Saint-Pierre) chantait, dansait, agitait «ses grelots». Il évoque les «vagues de gamins de rues en guenilles, le diable cornu, la cohue d’hommes et de femmes derrière quelques nègres musiciens». Durant toute cette période carnavalesque, l’auteur ne notait aucune rixe.
En 1898, une décision fixe les congés des jours gras. Cette disposition se retrouvait les années suivantes jusqu’en 1907. Dès la fin du 19ème siècle, les traces historiques de notre carnaval sont de plus en plus nombreuses. Curieusement, alors que la presse écrite reste «très réservée» sur le signalement et l’expression de cette manifestation, c’est la photographie qui nous apporte un éclairage tangible et fort.
L’exposition du Musée régional d’histoire et d’ethnographie de mars 2007 Dans la fièvre du carnaval, présentait de précieuses photographies du carnaval de Saint-Pierre d’avant 1902. Sur une photographie d’ «un jour de Carnaval» à Saint-Pierre avant 1902 l’on y découvre un impressionnant vidé de «touloulous» avec orchestre à pied s’offrant un bal populairel. Ce déguisement qui nous paraît en 2007 si original faisait légion à la fin du 19ème siècle. Sur une autre photo d’un mardi gras place Fénelon du début du 2e ne siècle on y observe un diable sur échasses, des «Mariannes Lapo fig», des «Carolines».

Enfin, sur une autre iconographie datant de 1960 et concernant le mardi gras, l’on peut constater que le costume de diablotin avec cornes et queue habillait les vidés.
Si nous redécouvrons plus d’un siècle après les photographies de notre carnaval, la connaissance que nous avons de cette expression sociale date de la première moitié du 20ème siècle, à travers des oeuvres littéraires et des témoignages. Celles-ci peuvent être classées en deux catégories, d’une part les oeuvres témoins et narratives du fait social, de l’autre celles qui extrapolent. C. Crabot et J. Delaplace, dans Le guide de la Martinique écrivaient en 1960 que le carnaval était une période offrant un véritable festival du folklore martiniquais.

Dans son ouvrage Enchantement des Antilles, Le Rumeur procède à un descriptif des personnages et scènes pittoresques du carnaval de Fort-de-France autour des années 60. Une scène illustrée par une belle photographie d’un défilé de diablotins, le mardi-gras, derrière un orchestre installé sur une «Berline» décapotable. L’on y aperçoit deux «diablesses» en gaule blanche. Sur une autre photo se trouve immortalisé «le char de l’hôpital» avec un groupe en chemise de nuit blanche à manches longues, portant un masque blanc et une coiffe blanche très haute, pointue en forme de cornet de pistache. Le Rumeur nous montre aussi un groupe de femmes diablesses faisant «la chaîne» dans le respect des couleurs (noir et blanc).
Le costume traditionnel était omniprésent. L’auteur procède aussi à un descriptif du parcours carnavalesque de l’époque. Il souligne l’importance qu’occupait les dancings et autres soirées. En 1963, la fête du carnaval allait du samedi au mercredi des Cendres. Le Rumeur signale les hommes déguisés en femmes, un couple inversé femme-homme. Il évoque un jour des malpropres, c’est-à-dire réservé aux gens mal attifés. L’auteur notait aussi «la danse d’une sorte de sauvage au nez de fourmilier, aux vêtements touffus en feuilles sèches de bananier avec une noire élégante aux lèvres raisin, en souliers sport et robe bleu ciel». Autres personnes terrifiantes, deux étranges diablesses qu’escortaient des tam-tams qui rappelaient les images des sorcières ou de féticheurs «qui illustrent les livres de ceux qui ont exploré l’Afrique ténébreuse». Celles-ci portaient une coiffure fantastique, une robe rouge, un visage vert. Les «diables rouges» hideux étaient aussi présents avec de grandes cornes de boeufs où pendaient des miroirs. Ils avaient une grande queue rouge. L’horreur de ces diables était sans égal.
A l’époque, les jours gras étaient l’occasion pour les femmes de «se déguiser» avec le costume créole dans toutes ses facettes avec son cortège de bijoux. Les femmes conservaient précieusement ces tenues vestimentaires. Le costume traditionnel était ainsi omniprésent. Le Rumeur exprimait aussi son étonnement devant l’intensité du Mercredi des Cendres, une «apothéose du deuil, unique au monde». Un deuil étrange, burlesque, invraisemblable, inattendu. Tous communiaient à ce deuil dans une musique joyeuse et choquante. Tout était blanc ou noir. Le Rumeur notait qu’il n’y avait plus de classe sociale. C’était un fleuve de diablesses ou de giablesses. L’on y chantait «vaval ka kité nou» ou «papillon volé». Il y avait aussi un défilé de voitures.
Il existait à l’époque un bal populaire sur la savane et des «danses d’esclaves» sur la levée : «ting cang, kalenda, bel air, haute taille, quadrille nègres». Le carnaval était aussi l’occasion pour des manifestations de laghia. Vaval, personnage de la moquerie populaire et son incinération étaient déjà présents.

Dès sa création en 1964, le journal France-Antilles du 18 janvier 1965 couvrait la réalité carnavalesque et titrait «mammaille-là, moin vini oué zot : Bienvenue à Vaval !» avec une photographie de diablotins. Cette année 1965 Vaval avait pris l’apparence d’un diable à corne. Une foule de tous les apparats assez dense l’accompagnait. Cowboys, indiens, pierrots et pierrettes, madras et canotiers coloraient l’évènement. Le journal (F.A) offrait déjà de belles photos. Pour 15 Francs, vous pouviez danser au grand bal masqué et travesti organisé par le comité de coordination du carnaval et le groupe Jallier. La musique était assurée par Barrel Coppet et Al Lirvat. Hortense Edragas en costume tradition?nel était la reine du carnaval de cette année. Le Carnaval des écoles rayonnait dans les rues de Fort-de-France et aux Trois-ilets. Le concours de la chanson créole s’enrichissait de cette douce rivalité entre la Guadeloupe et la Martinique. Cette année-là, Maurice Champvert était lauréat.
La hantise de voir mourir notre carnaval accompagne cette expression sociale vivante tout au long du 20ème siècle. La destruction de la Ville de Saint-Pierre va provoquer un temps de latence et de résurgences afin d’amener l’émergence d’un carnaval en constante évolution ou transformation tout au long du 20ème siècle. L’idée d’un Musée du Carnaval n’est pas sans intérêt car cette manifestation est avant tout l’expression d’une société à une époque donnée. Certes, un touloulou et une marianne la peau figue pourront toujours ressurgir mais de nouveaux personnages apparaissent, s’évaporent ou perdurent. La structure des vidés et les moyens techniques carnavalesques ont bien changé en un demi-siècle. Le développement des médias et des moyens de communication favorisent désormais une accumulation de sources archivistiques.
Le journal France-Antilles de 1997 révélait la «frénésie» populaire et la dimension sociale et culturelle de ce patrimoine. Certes, l’on y observait une perte passagère dans l’originalité des déguisements et dans la sauvegarde du déguisement traditionnel, mais par ailleurs, certains s’attelaient à la réhabilitation des valeurs emblématiques du carnaval (mas l’an mô, neg gwo-siwo…etc.). Le carnaval permet ainsi à chacun sa propre liberté d’expression. Les élections des reines et mini-reines occupaient une place importante dans la mobilisation carnavalesque des communes. L’expression musicale est désormais plurielle (orchestres embarqués, sono superpuissantes, orchestres à pied de «tambours», etc….). Le journal France-Antilles permet aussi de percevoir les problématiques de fonctionnement des associations carnavalesques (l’OMDAC, le comité carnaval Foyal, la FECAMA, …etc).

En un siècle le carnaval s’est structuré et a poursuivi son déploiement géographique (parade du nord, du sud …etc). Le carnaval des enfants et des écoles apparait désormais comme «feu d’artifice» des patrimoines culturels du monde, de couleurs, de costumes. Il constitue désormais un moteur de pérennité et s’inscrit dans un florilège d’expressions et de manifestations carnavalesques très différentes les unes des autres (concours de la chanson créole et du meilleur vidé, vidés en pyjama à l’aube du lundi gras, soirées dansantes, etc.).

Les différents médias de la seconde moitié du vingtième siècle nous offrent à profusion des photos, des reportages écrits et visuels, la musique des vidés et soirées dansantes. Ils permettent aussi de s’imprégner du climat social et politique. En 1997, il était ainsi question de vaches folles.
A l’aube du 21 ème siècle, cette manifestation culturelle et sociale n’aura sans doute jamais été aussi riche de formes, de couleurs, d’expression et de rayonnement.

Henry DELINDE

Notes
Archives imprimées : Bulletin officiel de la Martinique : 1833-1900
Code de la Martinique : 1642-1804
Iconographie :
Photographies anciennes du carnaval
Collection MRHE :
-n° d’inventaire 1996 -15332 – n° d’inventaire 2004 -1615 Périodiques :
-Antilla : 2007 (n°1235)
– Courrier de la Martinique : 1842 – 1843 – 1850 -1 849 – 1900
– Dense coloniale (la) : 1884 – France Antilles : 1965, 1997
– Gazette de la Martinique : 1788, 1790
Ouvrages :
– Berney, H. M, Blume, H : Les Antilles, archipel tropical de la mer des caraïbes, Berné, 1972.
– Crabot, C, Delaplace, J : Guide de la Martinique, Paris, 1960, pp. 50-54.
– Cassagnac (A. Granier de) : Voyage aux Antilles, première partie, Paris, Ed. Dauvin et Fontaine libraires,
1842, pp211-224.
– Dictionnaire encyclopédique Désormeaux: article sur le carnaval de Jark Corzani, Tome 2, Ed. Désormeaux,
1992, pp. 515-524.
– Fumi, L : Images des Antilles, Rome, 1937, pages 93.
– Fouquet, G. : Connaissance du monde. Revue n° 6; mai 1959, pages 65, 66, 67, 71, 73.
– Garaud, L : Trois ans à la Martinique, Paris, 1895, pp. 5, 6, 8.
– Grand Larousse, Ed. 1962.
– Hearn, Lafcadio : «Tivoyears in the French West Indics, New-York : Harper et Brothers, 1890,
431 p. : ill. In, 4° (30 cm)».
– Le Rumeur, G. : Enchantement des Antilles, Paris, 1963.
– Monet, Henri : La Martinique, Ed. A. Savine, 1891, 411 p.
– Roseval : Les français peints par eux-mêmes, Encyclopédie morale du 19 » »e, 1842, Paris, Ed. L. Curmer, 328 p.

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