Histoire et Culture

Le rhum de Saint-Pierre avant 1902

DISTILLERIES ET PRODUCTION DE RHUM À SAINT-PIERRE JUSQU’EN 1902 
Pour les Pierrotins de l’époque, savoir quelles sont les distilleries en activité et où elles se situent est évident. Toutefois, un siècle plus tard, donner un nombre exact des distilleries à Saint-Pierre, dans et hors de la ville, se révèle très difficile, resituer ces dernières sur un plan l’est encore plus.
Il existe bien un tableau publié par le Moniteur de la Martinique du 9 septembre 1898. Mais, ce document émanant du service des Contributions, qui dresse un état des distillateurs exerçant dans la colonie au 1er septembre 1898 s’avère imprécis et incomplet. D’une part, les propriétaires d’usines à sucre n’y sont pas comptabilisés. Par exemple, nous savons que Guérin et Cie, propriétaires de l’usine de la Rivière-Blanche à Saint-Pierre, possèdent sur le même site une usine centrale (qui produit du sucre) et une distillerie, établissement qui produit du rhum.

Pourtant, ils ne figurent pas sur ladite liste. D’autre part, cet état indique les noms et prénoms des distillateurs, la situation et la catégorie des distilleries (agricole ou industrielle). Or, s’il n’y a aucun doute quant à la commune où est établie l’unité de production, l’habitation », c’est-à-dire, l’adresse, le lieu exact où la distillerie se trouve n’est pas toujours clairement indiquée. Par exemple, Monsieur Foucaud Ferdinand possède une distillerie industrielle « en ville ». Si nous nous référons aux autres distilleries, situées « en ville », comme celles de Knight & fils aîné, de Lasserre ou de Dupouy et Cie, bien connues, on peut supposer que cette distillerie se trouvait dans le quartier du Mouillage. Nous n’avons pu localiser la distillerie
Clanis Gaston au pont militaire, ou encore, certaines distilleries industrielles des environs comme Chatenay Aristide Saint-Val Coipel. En croisant plusieurs sources, on constate qu’une même distillerie peut être à la fois appelée par son nom ou par celui de son propriétaire (et celui-ci peut changer), ou celui du quartier, ou du lieu où elle est située. Toutes ces imprécisions nous permettent seulement d’avoir un aperçu des grandes zones de production du rhum à Saint-Pierre. A l’intérieur de la ville de SaintPierre, deux zones sont spécialisées dans l’industrie du rhum, à proximité du bord de mer, et regroupent la majorité des distilleries industrielles : la Galère et le Mouillage.

LE QUARTIER DU FORT ET LA GALERE

Le quartier du Fort, le plus ancien de la ville de Saint-Pierre, est un quartier résidentiel très prisé. Paradoxalement, c’est aussi le plus gros centre industriel de la ville par le nombre de distilleries (industrielles) qui y sont installées : onze distilleries au total y sont répertoriées. Elles sont toutes situées en contrebas, sur la frange littorale qui s’étend de la place du Fort vers la rivière des Pères au lieu-dit la Galère, à l’exception de Clanis Gaston qui serait au bord de la rivière Roxelane.
A la fin du XIX eme siècle, Dumoret dans son livre « Au pays du sucre » nous en donne une description :
« Après le marché, nous suivons la Galère, la bien nommée, longue, oh combien longue et sa voie ensoleillée, empoussiérée, qui dans quelques années sera peut être plus agréable lorsque les arbres que l’administration y a fait planter auront poussé et donneront un peu d’ombre. Elle est bordée d’un côté par la grève, de l’autre par les rhummeries, puis l’abattoir, puis encore des rhummeries jusqu’au bout de cette interminable rue, au-delà, c’est la rivière des Pères, qui sépare Saint-Pierre du Fonds Coré. C’est au bord de cette rivière où il n’y a presque jamais d’eau, ou si peu que rien. »



LA LÉGISLATION AUTOUR DE LA PRODUCTION DE RHUM AVANT 1902

En 1902, pour ouvrir une distillerie, il ne suffit pas de posséder des capitaux plus ou moins importants et un terrain où la construire.
Le meilleur emplacement nécessite la proximité d’une arrivée d’eau importante, des moyens de transport ferroviaires ou maritimes pour l’approvisionnement en matières premières et l’acheminement du rhum.
L’installation et l’ouverture d’une distillerie, tout comme la circulation et la vente du rhum sont très encadrées par la législation, à savoir :
l’ordonnance organique du 9 février 1827, modifiée par celle du 22 août 1833.
les arrêtés des 2 août 1870, 10 février et 27 août 1886 concernant les établissements dangereux, insalubres et incommodes.

C’est le gouverneur de la Martinique qui, après une enquête de commodo et incommodo, (en vue d’établir les avantages et les inconvénients de cette industrie), prend un arrêté autorisant à installer une distillerie. Cet arrêté est publié dans le Journal officiel (JOM) et le Bulletin officiel de la colonie (BOM). Le propriétaire doit également, avant d’entamer les travaux, se conformer aux prescriptions des articles 4, 5, 6 et 7 du décret du 17 mars 1885 concernant les droits sur les spiritueux.

SAINT-PIERRE, PORT DE COMMERCE DU RHUM DE MARTINIQUE

Au XVII eme siècle, la fabrication de tafia est pour l’habitation sucrerie une production qui permet d’utiliser les mélasses issues de la fabrication du sucre. Dès la fin du XVIII eme siècle, la demande prenant de l’importance, certaines habitations commencent à produire du rhum agricole réservé à la consommation locale. Au XIX eme siècle, lorsque, dans son dernier quart, une quinzaine de rhumeries industrielles s’installent dans la ville de Saint-Pierre, la production locale de mélasse ne suffit plus à les approvisionner.
Saint-Pierre doit donc importer des mélasses, d’abord de la Guadeloupe, puis des Antilles britanniques (Trinidad, Barbade, Dominique) et de Démérara (Guyane britannique).

Pour alimenter en mélasses la florissante industrie du rhum industriel de Saint-Pierre, un important cabotage se fait par goélettes et « gros bois ». Ces mêmes bateaux sont utilisés pour transporter à Saint-Pierre la production de rhum des distilleries de la côte nord atlantique et de la côte caraïbe, faisant de la place Bertin, le plus gros entrepôt à ciel ouvert de rhum conditionné dans des fûts de chêne. La rade et la place Bertin offrent le spectacle d’un grouillement d’activités autour du chargement des barils de mélasse et de rhum, qui se faisait à bras d’hommes. Elles mettaient en exergue deux corporations bien décrites par les écrivains : celle des dockers chargeant les gabares et celle des gabariers faisant la navette entre la côte et les navires ancrés au large. Ces derniers partent, une fois remplis, à destination des grands ports métropolitains comme Bordeaux, recevant à lui seul la moitié de la production rhumière.

A son arrivée en France, le rhum de Saint-Pierre mis en bouteille, agrémenté d’une étiquette, est alors commercialisé par des grandes maisons de commerce.

La ville de Saint-Pierre est devenue la capitale mondiale du rhum : grâce à sa propre production, mais aussi à l’intense activité commerciale de son port d’embarquement où transitent et sont redistribués la plupart des mélasses et rhums destinés à l’exportation. Ainsi, dans l’esprit de personnes de l’extérieur et notamment de la métropole, le rhum, estampillé par les douanes de la ville, provient de Saint-Pierre, même s’il est produit dans une autre commune de la Martinique. De plus, ce rhum, est réputé de qualité et la renommée mondiale du rhum de la ville n’est pas usurpée. Tous les rhums locaux profitent et jouent donc de cette image.
Un autre facteur contribue à identifier le rhum martiniquais à Saint-Pierre : à l’époque, à quelques exceptions près, le rhum est conditionné à la Martinique en barriques et en fûts de bois, plus commodes à transporter et moins chers que les bouteilles. L’embouteillage se faisait ensuite en France, comme l’étiquetage, sous le contrôle des importateurs et négociants en spiritueux. Bouteilles et étiquettes n’étaient pas fabriquées en Martinique. Et, la plupart des dépôts de marques et d’étiquettes se faisaient à Bordeaux ou au greffe du tribunal civil de Saint-Pierre.

Le meilleur moyen utilisé pour transporter le rhum vers la métropole est pendant plus d’un siècle, le fût de chêne. Provenant souvent de la maison Hamlen aux USA, la futaille est assemblée dans chaque distillerie par le tonnelier qui tient une place importante dans la hiérarchie des petits métiers.
Le fût est ensuite rempli de rhum et pesé avant d’être transporté par charrette ou embarqué sur les goélettes ou les pirogues, à destination de la place Bertin à Saint-Pierre.
Chaque fût devant être identifié, on utilise pour ce faire, un pochoir spécifique à chaque distillerie ou habitation qui, chauffé au fer rouge, laisse une marque à l’encre noire sur les deux faces du tonneau. Ce même logotype déposé à l’institut national de recherches industrielles, sera utilisé, notamment à la fin du XIXème siècle, en couleur, ou sous forme d’étiquettes sur les caisses et bouteilles de rhum. Il a constitué pendant longtemps sur les quais des grands ports, la seule image du rhum.
Cette marque, de dimension variable comporte souvent le mot rhum ou rhummerie, de façon régulière, le nom de la ville de Saint-Pierre, suivi parfois de Martinique. En cercle ou en triangle (symbole maçon utilisé par les négociants appartenant à l’une des loges pierrotines), elle porte en son milieu les initiales servant à identifier le producteur, agrémentées de têtes d’hommes ou de femmes noires, de rayons de soleil, d’étoiles, de croix ou de fers à cheval. On trouve par exemple R.M pour les rhummeries du Mouillage.
Symbole de puissance et de rayonnement, publiées officiellement dans le « bulletin de la propriété industrielle et commerciale », elles sont utilisées jusqu’à la fin des années 1940 par les distilleries, qui les notifiaient sur les connaissements de navire ainsi que sur certaines factures.



Après l’embouteillage du rhum, le négociant doit étiqueter ses bouteilles. De cette dernière opération, si modeste, apparaît-elle, dépend le succès du rhum.
Véritable outil de promotion, on voit se développer autour de l’étiquette de rhum, tout un art reproduit en série, facilité par l’emploi de la lithographie.
Des catalogues d’imprimeurs offrent à partir de 1850, des modèles dont peuvent s’inspirer les négociants : Haberer, Douain, Plouviez, Jouneau, Wetteewald, marquent de leur empreinte cet art qui a eu près d’un siècle et demi de lettres de noblesse dans le milieu des alcools.
Il n’est pas rare de trouver la même étiquette avec des appellations de rhums différents, ou alors le même personnage ou paysage décliné en plusieurs versions.
Paysage tropicalisé, plantes exotiques, hommes noirs vigoureux, ecclésiastiques, corsaires, pirates, sirènes,… et surtout images de femmes antillaises, métisses, souriantes et un brin coquines sont apposés sur les bouteilles pour séduire le consommateur, l’inciter au rêve, et l’obliger à acheter. Le paysage de Saint-Pierre est utilisé par de nombreux illustrateurs, le même paysage pouvant là aussi être décliné en plusieurs versions. Trois éléments forts du paysage sont repris sur les étiquettes
Le volcan dominant la ville
La ville que s’étire à ses pieds
Sa rade remplie de voiliers et de bateaux de commerce

Si la plupart de ces illustrateurs ne sont jamais venus en Martinique, ils n’en ont pas moins fait de Saint-Pierre, un de leur thème de prédilection, marqué par son activité commerciale et rhumière dynamique, et plus tard par l’ampleur de la catastrophe.

A partir de 1850, en raison des maladies affectant les vignobles et réduisant la production de vins, les négociants des grands ports français, gros importateurs de produits tropicaux, décident de proposer le rhum comme alcool de substitution.
Ils en importent en masse et se font fabricants. Pour attirer le consommateur, ils tentent de relever ou de marier les saveurs, employant des procédés plus ou moins « limites » pour les accommoder. Le rhum vieux ambré, rappelant l’alcool de raisin vieilli en fûts, ayant le plus la côte, est le plus vendu. Pour ce faire, on ajoute au rhum blanc pour le « calmer », de la mie de pain grillée, des pruneaux, des raisins, du thé, des copeaux de bois, du caramel ; voire de la viande fraîche pour lui donner moelleux et douceur. Cette supercherie dans les coupages est pratiquée pendant de nombreuses années avant qu’une loi ne s’impose.
Pour nommer le rhum, les négociants ne disposant, comme pour le vin, ni de terroir ou de château de référence, deux noms vont alors s’imposer sur le marché :
– La Jamaïque qui proposait dès le début du XIXè°1e siècle, un rhum réputé.
– La Martinique, exportateur de plus de la moitié du rhum en France.

Pendant plus d’un siècle : ces îles sont mentionnées à un niveau ou à un autre sur les bouteilles. La ville de Saint-Pierre, avec laquelle, les négociants ont des liens commerciaux ou familiaux, plus grand port exportateur des petites Antilles, va devenir la ville de référence dans les appellations d’étiquettes. Dans les archives de l’Institut National de la Propriété Industrielle (I N.P I), où en 1859, un certain Bouchaudy déposa la première marque de rhum de la Jamaïque, nombre portent le nom de Saint-Pierre. L’éruption de la montagne Pelée, catastrophe qui a un retentissement mondial, va être aussi, une aubaine pour les imprimeurs d’étiquettes en mal d’inspiration, et désireux de faire passer leur rhum, comme seul produit rescapé de la ville martyre. Ils s’inspirent des nombreuses cartes postales éditées ou des photos des journaux. Le volcan sous toutes ses formes est alors utilisé : en feu, avec des coulées de laves, éteint surplombant une rade déserte, ou paré de son aiguille. Feu du volcan et « feu du rhum » : l’association des deux ne pouvait qu’être plus attractive pour le consommateur métropolitain, avide de chaleur en hiver.

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