Histoire et Culture

La pêche aux Antilles, il y a 300 ans

1700. PERE LABAT Extrait de son Nouveau Voyage aux Isles de l’Amérique.
Nous n’avons aux Isles que cinq ou six manières de pêcher : la senne, la ligne, la traisne, le harpon et la nasse. J’ai parlé des deux dernières dans la première partie de ces Mémoires, en parlant des Tortues à la pêche desquelles on emploie le harpon aussi bien que pour le Lamentin, les grosses Raies ; et lorsqu’on est en haute mer, pour les Dorades, les Germons, les Souffleurs et autres poissons semblables ; il faut à présent parler des trois autres instruments dont nous nous servons pour la pêche.

La senne est un grand filet de cent ou six vingt brasses de longueur, et quelquefois même davantage. On lui donne deux à trois brasses de largeur dans son milieu. Tout le monde sait qu’une brasse vaut cinq pieds de Roi. Les mailles sont assez larges aux deux extrémités, mais elles se rétrécissent à mesure qu’elles approchent du milieu de la longueur où elles sont fort pressées, et font une manière de poche assez profonde, d’où il est difficile que le poisson puisse sortir. Il y a du plomb tout le long d’un des côtés pour le faire aller à fond, et du liège ou autre bois léger à l’autre pour le soutenir à fleur d’eau et le tenir étendu et à plomb.

On met à chaque bout de la senne un bâton d’une bonne grosseur aussi long que la senne est large, aux deux bouts duquel on attache une corde assez lâche pour faire un angle vis-à-vis le milieu du bâton. On joint à cet angle une bonne corde de trente à quarante brasses de long, dont on laisse le bout à terre pendant qu’on s’avance en mer portant la senne dans un canot, et la jetant à l’eau à mesure qu’on s’éloigne du rivage, en faisant un grand demi-cercle. On apporte ensuite à terre la corde qui est attachée à l’autre bout de la senne, et les gens qui sont à terre tirent à eux ces cordes, et ensuite la senne le plus également qu’ils peuvent, en s’approchant doucement ; et se joignant à la fin ensemble, pendant que le canot se tient vers le milieu du filet, pour empêcher les poissons qui s’y trouvent pris de sauter par-dessus, ce qui n’arrive encore que trop souvent.



Ce filet balaie, pour ainsi dire, tout le fond de la mer, et ramasse tout le poisson qui s’y trouve. Il arrive quelquefois, quoique rarement, qu’on y prend de très gros poissons, comme des requins, des pantoufliers, des espadons ou autres poissons semblables, qui poursuivent d’autrespoissons, et en trouvant un grand nombre à la côte, se trouvent renfermés avec eux dans le filet ; ce qui n’est toujours que ces gros animaux, dont on n’a que faire, coupent et déchirent la senne, et s’enfuient avec ceux qu’ils ont dévorés et les autres qui étaient renfermés avec eux. Quand on s’aperçoit qu’il y a quelque poisson de cette espèce dans une senne, on lui jette au plus vite un hameçon pour l’arrêter, ou bien on tâche de le harponner, ou de l’assommer, et on tire la senne le plus proprement qu’il est possible afin de les faire échouer, car on est sûr de les mettre facilement à la raison quand ils ont une fois le ventre à terre.
Il ne faut pas mettre l’Espadon au rang des poissons qui ne sont pas bons à manger : il est excellent ; on en prend beaucoup dans la Méditerranée au Fare de Messine. On l’appelle Pesce Spada, ou Poisson à l’épée (…).
On voit par cette manière de pêcher que la senne ne peut servir que pour prendre le poisson qui vient assez près de la côte, pour être ren?fermé dans l’espace que la senne peut embrasser, et que celui qui se tient au large, et qui ne mord pas à l’hameçon demeure en repos. Ces filets ou sennes doivent être faits de bonne ficelle de chanvre ou de pitte bien torse ; on ne doit pas manquer de les teindre avec du Rocou, ou des restes d’Indigo pour leur donner une couleur un peu sombre, parce que s’ils étaient blancs, ils paraîtraient trop dans l’eau, et épouvanteraient le poisson. On use de la même précaution pour les Folles, les Eperviers et les lignes dont on se sert pour pêcher sur les bancs.

La seconde manière de pêcher est à la ligne de fond. On choisit les endroits de la mer dont on a reconnu la profondeur, qu’on regarde comme des bancs ou des terres plates et unies à 30, 40, et jusqu’à 120 brasses au-dessous de la superficie de l’eau. Les poissons qui se trouvent en ces endroits mordent à l’hameçon ; mais comme ils s’élèvent rarement vers la moyenne région de l’eau, et qu’il arrive encore moins qu’ils quittent leurs domiciles, il faut les y aller chercher avec la ligne. Elle est pour l’ordinaire de bonne ficelle de chanvre ou de pitte, bien filée et bien torse, depuis la grosseur d’une plume d’oie, jusqu’à celle du petit doigt. Les hameçons ou hains dont on se sert doivent être proportionnés à la grosseur de la ligne, et les uns et les autres à la force des poissons que l’on sait par expérience se trouver sur les bancs où l’on va pêcher.

On attache l’hameçon à une queue de fil d’archal, composée de sept ou huit brins tors ensemble du meilleur, et du mieux cuit qu’on puisse trouver. L’expérience a fait connaître qu’il est moins sujet à être coupé par les dents des poissons ou rompu étant de cette façon, que s’il était simple, quoique de la même grosseur de sept ou huit brins ensemble. On donne à cette queue deux pieds et demi à trois pieds de lon?gueur. On attache au bout de la ligne qui joint la queue de fil d’archal un plomb proportionné par sa pesanteur à celle de toute la ligne, afin qu’il la puisse tirer en bas. On entre encore sur la même ligne à différentes distances cinq ou six hameçons médiocres pour prendre les pois?sons qui nagent à quelque distance au-dessus du banc. On se sert de poisson pour garnir les hameçons ; celui qu’on y emploie le plus souvent est le balaou ou la sardine.

Histoire du Nègre pêcheur
Nous avions un Nègre pêcheur à notre habitation, qui était un des plus adroits et des plus heureux qui ait jamais exercé ce métier. Lorsqu’il sortait pour aller à la pêche, il demandait aux Religieux quels poissons ils voulaient, et il les apportait infailliblement. Cela le faisait passer pour sorcier parmi ses camarades ; d’autres croyaient qu’il mettait une composition à l’appât qui attirait le poisson et on prétendait que c’était de la graisse humaine ; je n’ai pu m’éclaircir de cela avec lui, parce qu’il s’était perdu en mer quelque temps avant que j’arrivasse sur place. Mais son fils qui était presque aussi habile homme que lui, m’a assuré que ce qui rendait son père si assuré d’apporter le poisson qu’on lui demandait, était la longue habitude, et la parfaite connaissance qu’il avait des bancs, où l’expérience lui avait fait connaître les poissons qui s’y retiraient : car les poissons de bancs changent rarement de demeure, et se mêlent peu avec ceux d’une autre espèce que la leur. De sorte qu’avec ces connaissances et de la graisse de chien, dont il frottait l’appât et le fil d’archal de ses lignes ; il était très rare qu’il manquât de prendre le poisson qu’il voulait avoir.

Abonnez-vous à notre newsletter et recevez en priorité les derniers articles.