Découverte

Le mobilier ancien et la poésie

Le mobilier ancien, créole ou non, a fait souvent rêver des poètes, surtout ceux qui, à travers leurs souvenirs d’enfance ou de jeunesse, ont été les plus sensibles à percevoir l’atmosphère insolite qui se dégage de la densité esthétique de ses multiples formes et volumes. Avec lyrisme, ils ont tenté de nous rappeler quelquefois l’indicible poésie de certaines pièces d’une maison dans laquelle ils avaient vécu heureux, grâce à la présence grave et solennelle de tous ces meubles anciens, véritables objets d’art, élégants et confortables qu’ils avaient appris à aimer et à chérir au cours des beaux jours de leur existence.

Le poète Charles Baudelaire, qui a résidé comme on le sait, dans les îles de l’Océan Indien : Maurice et Réunion, en l’année 1842, a eu sans nul doute l’occasion d’admirer et d’apprécier le style des meubles créoles anciens, ce qui explique pourquoi, à notre avis, il a tout naturellement chanté

– «Les meubles luisants, polis par les ans»
qui décoreraient, selon son désir, la chambre exotique où il se voyait vivre avec sa belle amante métisse, Jeanne Duval, à qui il a dédié tout un bouquet de poèmes superbes.

Dans l’intimité close de cet alcôve parisienne, située quai de Béthune, dans l’île Saint-Louis, nous imaginons donc volontiers notre poète Baudelaire, qui aimait bien le goût épicé de la créolité, aux côtés de sa muse, et savourant le grand amour, distillé au compte-gouttes des plaisirs les plus raffinés. En harmonie avec son rêve : «Dans une maison déserte, quelque armoire pleine de l’âcre odeur du temps», et où «les purs miroirs, qui font toutes choses belles», voilà un bien joli décor qui peut contribuer certainement à «la douceur du foyer et le charme des soirs» ; car «bijoux, meubles, métaux, dorure s’adaptaient juste à la rare beauté» de son adorable Jeanne, qui «noyait voluptueusement sa nudité dans les baisers du satin et du linge».

De cet amoureux fou de la femme et des îles que fut Baudelaire, on se souvient toujours de son merveilleux contentement, avoué avec délices, quand il s’écrie

– «Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté»

A l’instar du poète qui a éprouvé et exprimé de si agréables sensations, nous pensons et disons comme tous les vrais antillais que le patrimoine mobilier créole, qui a fait le charme de nos villas dites «coloniales», a encore aujourd’hui, des résonances multiples en notre coeur, qui nous font pleinement rêver.

Pourquoi cela ? Mais Baudelaire, toujours lui, a déjà répondu à notre interrogation. C’est, dit-il, parce que peut-être «tout y parlerait en secret sa douce langue natale»

En effet, la belle variété des «meubles voluptueux ; les marbres, les tableaux ; les robes parfumées qui traînent à plis somptueux ; les plus rares fleurs mêlant leurs odeurs aux vagues senteurs de l’ambre, les riches plafonds, les miroirs profonds». Tout cela est notre bien de tendresse et de joie, qui parle de notre identité, silencieusement avec des mots de rêve. C’est notre création : les beaux produits de notre sol, de notre terroir, jaillis des mains de nos artisans, de nos artistes, de nos poètes du bois, et dont nous consommons le plaisir savouré par la vue, l’odorat et le toucher ; notre noble image de marque que reflète, de façon narcissique, le miroir de notre contentement dans la fascination esthétique et artistique de nous-mêmes. La poésie des choses, et le goût de vivre aussi sont là dans la stylisation et la beauté de «ces lits pleins d’odeurs légères, des divans profonds… à la pâle clarté des lampes languissantes ».

Et aussi dans les autres meubles, soit de salon ou de salle à manger, faits de nos bois de courbaril, d’acajou, de mahogany, de cypre ou de poirier. Noms d’arbres à consonances étranges, qui, par leur écriture même m’ont toujours fait rêver, comme autant d’essences matérialisées, d’entités venues de l’inconnu des mondes les plus variés.

Singularités de ces noms qui pourraient conditionner et justifier, en substance poétique, la texture fibreuse même de ces bois.

Ce haut mystère n’a pas non plus échappé à la vigilance intuitive du poète créole Saint-John Perse qui a médité là-dessus dans un des poèmes de son recueil : «Les Vents». Il écrit dans «Chronique»

«Que savions nous du lit d’aïeule tout blasonné qu’il fût dans son bois moucheté des îles ?…

Il n’était point de nom pour nous dans le vieux gong de bronze de l’antique demeure.

Il n’était point de nom pour nous dans l’oratoire de nos mères (bois de jacaranda ou de cédrat)

ni l’antenne d’or mobile au front des gardiennes de couleur…»

Antillais, niché au creux de son enfance, Saint-John Perse tout comme Baudelaire a chanté les objets esthétiques d’un autre temps, tels : «des ciselures de bronze, des cannelures de pilastres, des vitres peuplées d’arbres, de hautes armoires à livres» et a évoqué, pour son plaisir et le nôtre, «le col des cygnes des grands meubles lustrés, couleur de vin d’épices» – qui relèvent assurément de nos demeures d’antan, de notre patrimoine créole antillais recouvré, en toute nostalgie, dans le temps vif et mesuré d’un vers ou l’émotion d’un battement de coeur….

par Georges Desportes

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