Découverte

Les engagés aux Antilles françaises.

Les contrats d’engagement ont d’abord été affaire de droit privé avant d’être réglementés par l’administration royale aux XVIIe et XVIIIe siècles. Nous les voyons reparaître au XIXe siècle, dès la Restauration, et plus particulièrement sous le Second Empire et au début de la Ille République.

Engagés : dans le cadre de l’immigration aux îles, personnes arrivées avec un contrat d’engagement. En dépit de la permanence du contrat inégalitaire, l’usage réserve cette qualification plutôt aux Européens arrivés aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ensuite, plus que d’engagés, on parlera de Madériens, d’Hindous ou Coolies, de Chinois, de Congos…, autres appellations inégalitaires appliquées à des étrangers dont les descendants mettront du temps à être reconnus comme créoles.

«Gens gagés» : individus qui ont contracté un pacte avec le diable. Impitoyable, la sagesse populaire exprime encore l’idée d’un contrat inégal. Dans le premier cas l’engagé risque son corps, dans le second, son âme. L’espoir était-il à ce point absent de la condition d’engagé ?

Pour apporter quelques éléments de réponse à cette interrogation, tout en menant quelques brèves comparaisons avec le XIXe siècle, nous centrerons le débat sur les engagés des XVIIe et XVIIIe siècles, en recherchant des éléments d’évolution, et en mettant un accent particulier sur le cadre martiniquais.

Engagés ou esclaves temporaires ?

Esclavage perpétuel ou esclavage temporaire ? Le débat, engagé au XVIIe siècle se poursuit au XVIIIe et reparaît au XIXe siècle. L’engagé sachant que son sort est temporaire, tout dépend du pourcentage de chances qu’il a d’en sortir vivant.

En 1786, dans les Annales du Conseil souverain, à une époque où il y a encore des domestiques blancs, mais plus d’engagés, P. F. R. Des-salles nous donne une vision a posteriori :
«Ils étaient, pour les habitants d’alors, ce que sont, et ont toujours été, les nègres de tous les temps : ils roulaient avec les esclaves, et, aux châtiments près, étaient traités comme eux (…)».

Le P. Du Tertre, qui les a bien connus, a fortement dénoncé le sort qui leur était fait dans les premières années de la colonisation de la Guadeloupe dans son Histoire générale des Antilles habitées par les Français :
«Car bien que ces pauvres engagés (…) fussent extraordinairement affaiblis par la misère et par la faim, on les traitait plus mal que des esclaves, et l’on ne les poussait au travail qu’à coups de bâtons et de hallebardes, si bien que quelques-uns qui avaient été captifs en Barbarie, maudissaient l’heure qu’ils en étaient sortis, invoquant publiquement le diable, et se donnant à lui, pourvu qu’il les reportât en France ; et ce qui est de plus horrible, quelques-uns sont morts, avec ces paroles en la bouche.»

«La dureté avec laquelle la plupart traitent les Français engagés qu’ ils ont achetés pour les servir trois ans, est la seule chose qui me paraît fâcheuse ; car ils les font travailler avec excès, ils les nourrissent fort mal, et souvent les obligent de travailler en la compagnie de leurs esclaves, ce qui afflige ces pauvres gens plus que les peines excessives qu’ils souffrent. Il y a eu autrefois des maîtres si cruels qu’on a été obligé de leur défendre d’en acheter jamais, et j’en ai connu un qui en a enterré plus de 50 sur la place, qu’il avait fait mourir à force de les faire travailler, et pour ne pas les avoir assistés dans leurs maladies. Cette dureté vient sans doute de ce qu’ ils ne les ont que pour trois ans, ce qui fait qu’ ils ont plus de soin d’ épargner les Nègres, que ces pauvres gens ; mais la charité des gouverneurs a beaucoup adouci leur condition par les ordonnances qu’ ils ont faites en leur faveur.»

Au XIXe siècle, dès la Restauration, l’engagement renaît avec par exemple des Madériens. Dans la seconde moitié du siècle, la reprise massive de l’engagement avec des Noirs et des Asiatiques aussi bien par la France que par l’Angleterre se fait dans un cadre légal à la fois national et international. Toutefois, en dépit des précautions prises à cause de la condamnation de l’esclavage par les nations européennes, l’engagement soulève, sous la Troisième République, un débat centré sur les droits de l’homme qu’un article publié par Sch÷lcher en 1885 dans le Moniteur des Colonies, et repris dans Polémique coloniale, permet de résumer :

«Hors du droit commun, tout est arbitraire, c’ est le désordre organisé du bon plaisir et la liberté individuelle n’a plus de garantie. (…) L’ immigrant actuel, en effet, n’ est pas un homme ayant des droits civils, il est réduit à l’état de mineur ne pouvant rien par lui-même ; les syndics, qui remplissent à son égard le rôle de tuteur, agissent en toutes circonstances pour lui ; il ne discute pas les conditions de son engagement, elles sont arrêtées entre l’administration et le planteur qu’ il ne connaît pas et auquel on le livre quand il débarque. Mineur, est-il mal nourri, mal vêtu, maltraité, frappé, il n’a pas le droit de porter plainte devant les tribunaux, c’ est au syndic son tuteur, qu’il est obligé de s’adresser et il doit se taire, si ce protecteur attitré juge qu’ il a été trop peu maltraité pour que cela vaille la peine d’ en parler. Il est attaché à l’ habitation de l’ engagiste ainsi que l’ était autrefois l’ esclave ; il ne lui est pas loisible d’en franchir les limites même à ses heures de repos, même les jours fériés, sans une permission écrite de l’ engagiste, faute de quoi il est arrêté par le premier agent de police ou gendarme qui le rencontre et ramené à l’ habitation (…) comme un malfaiteur.»

Epargner les nègres.

«Ils sont si cruellement traités qu’il vaudrait mieux être esclave chez les Turcs» écrivait le P. Brunetti dès 1660 : «chez les Turcs», «en Barbarie», comprenons chez les Musulmans. A travers une connotation religieuse, ce leitmotiv du XVIIe siècle exprime le comble de l’infortune. Achat et vente, excès de travail, mauvaise nourriture, coups, répression du marronnage, mortalité, pis encore, ravalement au niveau des nègres et même en dessous, car ceux-ci sont plus précieux.
Sans qu’il soit exprimé sous la même forme, nous retrouvons ce souci d’ «épargner les nègres» dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. A cette époque, les interrogations concernant la possibilité pour l’Afrique de continuer à fournir autant d’esclaves qu’auparavant pousseront à une reprise de l’utilisation de la main-d’oeuvre blanche. Conçue dans cet esprit, la colonisation de Kourou se termine par un échec retentissant. A la même époque, les grands travaux du Fort-Royal sont exécutés par des militaires avec une mortalité considérable. Ainsi, alors que l’arrêt du Conseil d’État du 10 septembre 1774 entérine la fin des engagés blancs, les capitaines doivent transporter à leur place soldats ou ouvriers.

Le transport.

Les chroniqueurs du début de la colonisation incriminent les conditions dans lesquelles se faisait le transport. Le P. Du Tertre montre les engagés épuisés et décimés par les misères subies pendant le trajet. Comme il peut s’agir de voyages exceptionnels, nous retenons plutôt l’exemple de La Petite Notre Dame de 80 à 100 tonneaux, parti le 28 avril 1635 à destination de Saint-Christophe, que Jacques Petitjean Roget évoque dans La Société d’ habitation à la Martinique. Un demi-siècle de formation (1635-1685).

Dans ce voyage sans drame, nous remarquons Jean Du Pont, que D’Esnambuc placera quelques mois plus tard à la tête de la Martinique. Ce colon, déjà installé, ne ramène que trois engagés, mais au total, nous comptons 40 marins et 94 passagers, maîtres ou serviteurs, soit, au mieux, 134 personnes pour 100 tonneaux. Autant dire un entassement comparable à celui pratiqué sur la plupart des vaisseaux négriers, même si certains vont jusqu’à deux esclaves pour un tonneau. Selon J. Weber, dans La dernière traite, en 1854, pour un voyage, il est vrai beaucoup plus long, l’Auguste, de 300 tonneaux, qui a laissé Pondichéry avec 317 immigrants, déclenche un scandale. Parmi les éléments mis en cause, il relève la surcharge.
Reste que, entre esclaves et engagés, les conditions psychologiques ne sont pas comparables pendant le transport, même si la mortalité est importante.

La mortalité après le débarquement.

La mortalité est très élevée aussi à la Martinique. Entre 1700 et 1702, l’administration a utilisé 45 maçons limousins pour les travaux des fortifications. Ils sont arrivés au début de 1700 pour St Christophe, mais en 1702, l’intendant Robert parle des travaux qu’ils ont exécutés à la Martinique. Au bout de leurs trois ans d’engagement, 10 sont morts. Ce taux considérable de 222 pour mille pour les trois ans, donne une moyenne de 74 pour mille par an.

Au XIXe siècle, les engagements se font pour cinq ans : à la Martinique, au ler janvier 1856, l’administration recense 1564 immigrants venus de l’Inde. Au 31 décembre 1860, ils sont 7416. En cinq ans on en a introduit 7276, et rapatrié 156. Si nous ajoutons 364 naissances, le total restant aurait dû être de 9204. Comme 1632 décès ont été enregistrés, le taux de mortalité a été de 147 pour mille pour cinq ans, soit une moyenne de 29,4 pour mille par an.

Nourriture et soins.

La nourriture et le manque de soins sont incriminés pour expliquer la forte mortalité des XVIIe et XVIIIe siècles. Celle-ci se retrouve chez les esclaves, mais elle caractérise aussi tous les nouveaux venus, par exemple les soldats ou les marins en transit, pourtant objet de toutes les attentions, et pour lesquels l’administration royale entretient des hôpitaux.
{mosimage}En 1680, le gouverneur général Blénac met en cause une nourriture composée uniquement de cassave et de trois livres de boeuf puant par semaine. Y a-t-il eu des améliorations ? En 1700, l’ordonnance de l’intendant Robert sur les engagés, qui sera reprise en 1716, préconise 4 pots de farine de manioc -près de huit litres-, ou équivalent en cassave par semaine, 5 livres de boeuf salé, des hardes, et l’engagé malade devra être soigné et non congédié. Or, l’édit de mars 1685 n’accorde à l’esclave de plus de dix ans que deux pots et demi -près de cinq litres-, de farine de manioc, ou trois cassaves pesant deux livres et demi au moins -donc un total de sept livres et demi-, plus deux livres de boeuf salé, qui peuvent être remplacés par trois livres de poisson, soit près de moitié moins.

Des comparaisons avec les travailleurs libres permettent de mieux juger. Ainsi, dans le règlement du lieutenant général de Tracy, «touchant les blasphémateurs et la police des Isles», du 19 juin 1664, les ouvriers étant alors payés en nature, «leurs vivres et leurs salaires furent alors réglés à la mode du pays, savoir six livres et demi de cassave, sept livres de viande, moitié boeuf, moitié lard, une pinte d’ eau-de-vie -près d’un litre-, vingt livres de pétun par semaine.» La quantité de cassave est plus faible, mais l’ouvrier se rattrape sur la viande dans la mesure où il en reçoit près de 50% de plus que l’engagé, et plus du triple de ce qui est proposé pour les esclaves. Il peut en revendre, comme nous le supposons pour le tabac. Or, déjà en 1660, l’attribution du samedi aux esclaves réduit le coût de leur entretien à rien, ou presque.

Le fouet.

L’assujettissement de l’engagé au fouet ou au bâton, comme les esclaves, est certainement durement ressentie. Cependant, nous devons limiter les conséquences psychologiques de cette forme de répression dans la mesure où elle concerne aussi les ouvriers libres.

La loi vient renforcer l’usage. En 1664, l’article 8 du règlement de Tracy fait défenses «à tous commandeurs d’Européens et de Nègres de débaucher les négresses, à peine de vingt coups
de liane par le maître des hautes oeuvres pour la première fois, quarante pour la seconde, cinquante et la fleur de lys marquée à la joue pour la troisième, sans que ce présent article déroge à ce qui est pratiqué dans l’île à l’ égard des intérêts civils pour une pareille occasion.» Les mêmes peines sont appliquées «contre les autres valets de case qui auront habité avec des négresses». Les maîtres ne sont pas sanctionnés jusqu’au règlement de Baas du ler août 1669 qui les menace seulement de sanctions financières.

En 1666, un règlement du Conseil de la Martinique et une ordonnance du gouverneur général touchant les ouvriers renforcent les pouvoirs des employeurs:

«Le 2 mars 1666, le Conseil fit un règlement au sujet de toutes sortes d’ouvriers, particulièrement des maçons et charpentiers, à cause de leur cherté, de leur insolence, de leur paresse (…). Il leur est ordonné de commencer un quart d’ heure avant le soleil levé et de finir un quart d’ heure après le soleil couché.(…)
Il leur est défendu de faire les mutins et les insolents chez les habitants où ils travailleront ; permis en ce cas aux habitants de les châtier comme leurs gens de travail, avec défense auxdits ouvriers de répliquer et de discontinuer leurs travaux jusqu’à ce qu’ ils soient finis, et en cas qu’ ils se trouveraient défectueux, ils seront raccommodés à leurs dépens.»

Qu’elles soient réglementaires ou non, ces pratiques sont confirmées par des engagés qui avaient un niveau de culture suffisant pour l’écrire : Guillaume Coppier, dès 1645, dans son Histoire et voyage aux Indes Occidentales, ou encore le chirurgien Oexmelin, mené à l’île de la Tortue, près de Saint-Domingue, en 1666. Employé d’abord comme agriculteur, il exerce ensuite son métier auprès du gouverneur avant de partir en course avec des flibustiers, et publie, en 1688, une Histoire des aventuriers qui se sont signalés dans les Indes avec la vie, les moeurs, les coutumes des habitants de Saint-Domingue, nous permettant de résumer l’essentiel de ce qui a été dit précédemment :

«Dès que le jour commence à paraître le commandant (à la Martinique, on aurait dit : le commandeur) siffle afin que ses gens se rendent à l’ordre ; il permet à ceux qui fument d’allumer leur pipe et il les mène au travail qui consiste à abattre du bois ou à cultiver le tabac. Il est là avec un bâton qu’on nomme une liane ; si quelqu’ un s’ arrête un moment sans agir, il frappe dessus comme un maître de galère sur des forçats (…). Celui qui a la charge de la cuisine met cuire des pois avec de la viande et des patates hachées en guise de navets ? Lorsque son pot est au feu, il va travailler avec les autres ; et quand il est temps de dîner il revient pour l’apprêter Dès qu’on a dîné on revient travailler jusqu’au soir ; et on soupe comme on a dîné ; ensuite on s’ occupe à éjamber le tabac, (à en enlever les grosses nervures) à fendre du mahot qui est une écorce d’arbre propre à lier le tabac (…)».

Comme le P. Du Tertre, en 1667, ou Blénac en 1680, Oexmelin évoque aussi les coups donnés pour pousser les engagés malades à travailler. Ce dernier a eu la chance d’être racheté par le gouverneur de la Tortue qui avait besoin de ses services. D’autres cherchent leur salut dans la fuite.

Le marronnage.

Les textes cités pour le XVIIe siècle n’évoquent pas la question dû marronnage. Néanmoins, les responsables s’en préoccupant dès les premiers jours de la colonisation officielle, nous pouvons penser que la fuite est aussi ancienne que l’engagement. Dans ce domaine, les engagés sont constamment mis sur le même pied que les esclaves.
C’est déjà le cas lorsque l’article IV des accords signés entre D’Esnambuc et Warner le 13 mai 1627 énonce que : «Lesdits sieurs gouverneurs ne pourront retirer aucuns hommes ou esclaves dans leurs habitations qui ne leur appartiendra, ains (mais) s’en tiendront saisis jusqu’à ce qu’ ils soient donné avis desdits hommes ou esclaves.» Ces accords ont été renouvelés en 1638, 1644, 1649 etc.

Très explicite, celui de 1654 sépare les personnes libres des serviteurs ou esclaves qui se retrouvent toujours à égalité :

Art. VII. «Que si quelque serviteur ou esclave se sauve de son maître, et se retire dans l’autre nation, et qu’il soit suffisamment prouvé qu’il ait été employé plus de vingt-quatre heures par aucun habitant, ou envoyé hors de l’île, ledit habitant sera obligé envers son maître de tous dommages et intérêts (…)».
Art. VIII. «Qu’aucun homme, quoique libre, des deux nations, ne sera retenu par aucun habitant de l’autre, pour travailler, sans passeport du gouverneur de la nation où il demeure (…)».

Passeports et billets n’arrêtent pas le désir de travailler librement, à cause de ceux qui cherchent à profiter à moindre coût de la main-d’oeuvre des autres, comme le constatent Du Parquet et le Conseil souverain créé en 1645 :
«Journellement des nègres esclaves, et même des serviteurs français, se rendent marrons et sont pris ou arrêtés par d’autres habitants qui, au lieu de les faire publier incontinent
et les exposer en public pour être reconnus, les retirent sur leurs habitations, les font travailler à leur profit particulier, et par succession de temps s’attribuent la possession» (…) . Certains serviteurs «feignent d’être libres», aussi, «afin d’ôter aux serviteurs français qui se rendent marrons, (et à) tous nègres de surprendre les habitants sous prétexte qu’ ils se disent libres. Nous avons ordonné qu’à l’avenir aucun serviteur ne soit reçu en la case des habitants qu’il n’ait un billet de son maître, contenant qu’il a fait son temps (…) afin qu’il soit de nous chiffré.»

La vente.

Jusque dans les années soixante du XVIIe siècle, les contrats sont signés en majorité entre des gens qui se connaissent, ou pour un engagiste précis représenté par un intermédiaire. A compter de cette décennie, l’engagement devient de plus en plus une entreprise menée par des marchands qui confient l’engagé à un capitaine de navire. A l’arrivée, celui-ci étant obligé de vendre son passager au premier venu pour récupérer les frais, l’institution se déshumanise.

Dans l’analyse qu’il donne de l’ordonnance royale de 1716, Dessalles ne parle pas des hardes, mais retient l’interdiction de déserter, de marronner. Au temps de Sch÷lcher, rien n’a changé, ce n’est pas non plus l’esclavage, mais la marge est d’autant plus étroite que les Africains ont été achetés avant d’être libérés en droit et, en quelque sorte, asservis à l’engagement.

De l’essor au déclin de l’engagement.

Quelle que soit l’opinion suscitée par l’accumulation d’images négatives que nous venons d’offrir, c’est pourtant lorsqu’elles sont les plus insoutenables que les engagés affluent. G. Debien, qui a étudié 6200 contrats Rochellais, observe un déclin net à la fin des années quatre-vingt du XVIIe siècle. Mais, plus d’un quart des contrats a été signé entre 1660 et 1665, en seulement six années sur les quatre-vingt étudiées.

A la Martinique, au XVIIe siècle et au début du siècle suivant, même si certains domestiques ne sont plus des engagés, ils ont toutes les chances de l’avoir été car, entre 1660 et 1732, les dénombrements comptabilisent tantôt les domestiques, tantôt les Blancs engagés, ou encore les engagés et domestiques. Les dénombrements nominatifs de 1664 et de 1680 sont incomplets et toutes les compagnies ne comportent pas de renseignements suffisants. Néanmoins, ils nous permettent d’évaluer à peu près correctement les deux tiers de la population.

Ainsi, en 1660, pour 721 cases – ailleurs on aurait parlé de feux – nous avons compté 559 domestiques, soit plus d’un Blanc sur cinq, et un peu moins de cinq esclaves pour un domestique blanc. Le maximum est atteint en 1671 avec 969 Blancs engagés pour 1086 cases. Les engagés comptent alors pour un quart des Blancs et il y a, en moyenne, environ 7 esclaves pour un Blanc engagé. Ensuite, la décroissance commence. En 1702, au nombre de 149, ce groupe ne constitue plus que 2% de la population blanche et nous comptons 116 esclaves pour un Blanc engagé.

Dans le détail, certaines fluctuations sont dues aux grands conflits qui engagent les puissances maritimes : guerre contre la Hollande (1672-1678), guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697), guerre de Succession d’Espagne (1701-1713). La gêne apportée à la navigation, donc à la production et au commerce, joue un rôle dans le déclin conjoncturel de l’engagement car la paix fait remonter les chiffres et les pourcentages.

Ainsi, pendant les 6 derniers mois de 1717, 203 engagés sont arrivés à la Martinique. En 1719, les 490 engagés ou domestiques représentent 5% de la population blanche et chacun n’a plus en face de lui que 72 esclaves. Mais, en 1732, nous sommes déjà retombés à 362, soit 3% de la population blanche et 126 esclaves pour un engagé ou domestique. A cette date, nous devons faire intervenir des explications de type démographique, économique, ou des images négatives, dans la mesure où l’immigration de la décennie précédente a, en partie, servi à alimenter la piraterie.

Dès 1680, Blénac expliquait la diminution du nombre des engagés par celle de la population blanche attirée par le «libertinage de la côte de Saint-Domingue», autrement dit, la flibuste. Derrière cet attrait se profile la non-valeur des tabacs qui a poussé beaucoup de petits habitants à vendre leurs terres aux sucriers. Les «peuples» étant trop pauvres pour faire passer des engagés, le gouverneur général propose, en vain, que l’État intervienne en accordant des fiefs aux gens importants qui feraient passer «100 hommes dans le cours de l’année».

De l’alloué à l’engagé : du contrat privé à la reconnaissance par l’État.

La proposition de Blénac suggère que si le développement de l’intervention de l’État en matière sociale, ce que nous pouvons appeler l’absolutisme social, se fait au détriment de l’initiative privée, c’est parce que l’administration tente de contrer une évolution qu’elle estime négative. Compagnons à loyer, alloués, sont les premiers termes qui distinguent certains hommes de l’équipage et des gens embarqués à leur compte personnel par des passagers. Sans pouvoir dater exactement les débuts de ces contrats, nous remarquons qu’ils ne relèvent au départ que du droit privé, et que le premier connu en France aurait été signé en 1611. L’usage est bien établi avant les débuts de la colonisation officielle de Saint-Christophe en 1626, ainsi que la pratique française de la durée de trois ans. Le respect de cette clause n’a jamais été absolu. Toutefois, c’est après la reconnaissance officielle de l’engagement, et à une époque où les engagés sont nombreux, que nous enregistrons des contestations sur la durée. Pour maintenir une immigration blanche, l’intervention de l’État vise deux objectifs : l’un humanitaire, l’autre sécuritaire, mais aucune disposition législative n’empêchera l’institution de décliner.

Selon Jacques Petitjean Roget, dans Saint-Christophe, première des Isles françaises d’Amérique, en octobre 1624, «Six hommes, tous normands âgés de 19 à 20 ans reconnaissent «s’être soumis et obligés» à Pierre GOURNAY, bourgeois du Havre, partant sur le navire de Georges de NAGUET» «pour aller aux îles de la Martinique, Dominique et autres circonvoisines», où l’engagiste prétend «faire résidence l’ espace de trois à quatre ans pour y naviguer et y trafiquer toutes sortes de marchandises (…) pour faire jardiner auxdits lieux pour y faire du pétun». Le salaire des alloués est fixé entre 30 et 45 livres tournois par an, plus la nourriture. Ici, il semble que les questions concernant les vêtements, les soins et le voyage de retour ne sont pas évoquées car implicites.

La multiplicité des types de contrats crée divers types d’engagés. G. Debien dans Les Engagés pour les Antilles (1634-1715), distingue un groupe formé par les contrats d’accompagnement ou de voyage. Dans ce cas, un ouvrier va exercer son métier en signant ce que nous pourrions appeler aujourd’hui un contrat de travail à durée déterminée avec un employeur bien défini. Un type proche est le contrat-association. Moins nombreux, et plus tardifs, sont les contrats de chasseurs, de boucaniers. Tout aussi rares sont les contrats-apprentissage. Payée seulement en nature, et généralement au bout de trois ans, sans garantie de retour aux frais de l’engagiste, la masse des engagés est de plus en plus constituée par des émigrants qui ne savent pas qui va les acheter, ou s’ils seront revendus après un premier achat, ce qui introduit des éléments supplémentaires de comparaison avec l’esclavage. Pour la plupart, avec ou sans qualification antérieure, comme Oexmelin, ils travailleront dans l’agriculture.

La reconnaissance de l’engagement par l’État se fait d’abord indirectement, par le biais de la Compagnie des Iles d’Amérique. Ainsi, lamcommission donnée le 31 octobre 1626 par le Cardinal de Richelieu aux sieurs D’Esnambuc et du Roissy précise :

« Que nul ne soit reçu pour aller à ladite entreprise qu’ ils ne s’ obligent par devant lesdits lieutenants de l’Amirauté ou autres juges en leur absènce, des lieux où se feront lesdits embarquements, de demeurer trois ans avec eux ou ceux qui auront charge et pouvoir d’eux pour servir sous leur commandement (…)».

En février 1635, par l’article 6 de leur contrat, de L’Olive et du Plessis promettent de ne faire passer que des Français et catholiques, «et tous serviront trois ans». Cette clause n’est pas toujours respectée. Toujours grâce au P. Du Tertre, nous connaissons à la fois des réactions qui auraient été terriblement sanctionnées chez les esclaves, et un des règlements faits en faveur des engagés avant 1667, date du début de la publication de son Histoire générale (…) :

«Environ l’ année 1632, la prudence de Monsieur D’ESNAMBUC parut dans une rencontre extrêmement fâcheuse (…) Plusieurs officiers et quelques-uns des plus riches habitants avaient malicieusement engagé tous leurs serviteurs à leur insu pour cinq ans, à l’ imitation des Anglais qui engagent ordinairement les leurs pour six ou sept ans. La plupart de ces pauvres engagés voyant qu’ après quatre années de service on ne parlait point de leur donner congé et qu’on ne leur accordait pas la permission de travailler pour eux, commencèrent à se plaindre, à faire des assemblées tumultueuses, et comme leur nombre était plus grand que celui de leurs maîtres, et qu’ils n’ étaient pas moins vaillants qu’ eux, la plupart ayant porté les armes, on ne parlait rien moins que de rendre les serviteurs maîtres et les maîtres serviteurs si bien que la colonie (…) fut sur le point de se détruire elle-même (…). M. D’ESNAMBUC (…) les vit sur le point de terminer leur différend par le fer et le meurtre (…) il les contenta tous ; ordonnant que tous les serviteurs qui avaient accompli leurs trois ans de service auraient leur liberté, conformément à l’ établissement de la Compagnie (…)».

A la fin du siècle, le P. Labat critique encore plus sévèrement l’exemple britannique : «Leurs engagés sont en grand nombre (…) la plus grande partie sont de pauvres Irlandais enlevés par force ou par surprise, qui gémissent dans une dure servitude de sept ou de cinq ans au moins, qu’on leur fait recommencer quand elle est finie, sous des prétextes dont les maîtres ont des provisions toutes prêtes.»

Méfions-nous toutefois du chauvinisme à une époque où l’Angleterre est l’ennemi héréditaire, puisque ces propos semblent prêter une longévité extraordinaire aux engagés qui travaillent pour les Britanniques. La France a aussi ses déportés, par exemple, des protestants en 1687. Contrairement à ce qui se passe dans les colonies britanniques pour les catholiques irlandais, très vite, les autres protestants déportés ne sont plus placés comme engagés. L’État a aussi expédié des femmes et filles dans les années quatre-vingt, pour les marier. Nous relevons aussi dans les années quatre-vingt du XVIIe siècle, et au début du règne de Louis XV, un petit nombre de galériens très mal accueillis par les propriétaires. N’y a-t-il pas eu des velléités d’assimilation engagé-galérien ? En réunissant 76 engagés et galériens dans un même chapitre, le recensement de 1689 nous met sur cette voie.

Localement, on peut trouver quelques condamnations à l’engagement. Ainsi, en 1666, le gouverneur Clodoré condamne 15 séditieux à servir la Compagnie sans gages. En 1671, considérant que «plusieurs jeunes hommes libertins, sans vocation et sans aveu mènent une vie scandaleuse (…) débauchent les jeunes enfants créoles des îles et leur font abandonner le travail de leurs habitations et la culture des terres, pour suivre leurs inclinations vicieuses», le Conseil supérieur de la Martinique condamne deux hommes «surpris en commettant des actions infâmes», à 18 mois d’engagement chez des propriétaires bien déterminés. Actions pas précisées, mais jugées contraires aux règles de bonne vie et moeurs.

Léo Elisabeth

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