Découverte

Esclavage et empoisonnement

Du début du XVIIIe siècle jusqu’à l’abolition de l’esclavage, si l’avortement et le marronage sont considérés comme des vices inhérents à l’esclavage, l’empoisonnement apparaît, surtout à la Martinique, comme le plus redoutable fléau. «C’est une croyance générale aux Antilles Françaises et particulièrement à la Martinique, que les nègres ont un goût, un penchant, une passion pour empoisonner » dit le docteur Rufz de Lavison. Toute mort suspecte d’animaux ou d’esclaves, et dont la cause n’apparaît pas avec évidence, est due au poison ! « La folie, les fièvres pernicieuses, poison ! le mal d’ estomac, poison ! la phtisie, poison ! les ulcères poison !»
La Martinique apparaît, aux yeux des colons et des voyageurs, comme une île où les nègres esclaves n’ont qu’une rage : tuer leurs congénères en commençant par leur propre famille et aussi les bêtes de l’habitation car leur objectif est la ruine de leurs maîtres.

Le gouvernement suit les colons et est amené à prendre des mesures de rétorsion très sévères contre les esclaves, en pure perte, semble-t-il, puisque ce «crime» se poursuit jusqu’à l’émancipation.
Nombreux furent les esclaves suppliciés, décapités, brûlés vifs ou déportés et donc qui payèrent de leur vie cette croyance au poison.

Qu’en est-il réellement ? Les colons ont-ils été en proie à une psychose collective ? Peut-on, à l’heure actuelle, à la lueur des sources, élucider ce problème ?

Le point du vue du colon

Pour essayer d’appréhender le point de vue du colon, reportons-nous à une affaire instruite en 1838 :
En octobre 1838, le sieur Brafin, négociant à Saint-Pierre, propriétaire de l’habitation l’Abandon à Rivière Salée, est traduit devant la chambre d’accusation pour châtiment excessif envers ses esclaves. La chambre d’accusation fait la genèse de l’affaire.

L’habitation est située sur les terres basses et marécageuses de la commune de Rivière-Salée et on déplore depuis longtemps des pertes d’esclaves attachés à la culture dans cette habitation dite l’Abandon.

« Tous les soins pris par cet habitant, toutes les nouvelles dépenses faites pour assainir les terres, soit pour assurer à l’ esclave un bien-être dans le vêtement et la nourriture, n’avaient pu arrêter ce fléau destructeur qui n’ épargnait pas même les bestiaux.
Depuis le mois de janvier, dix nègres de l’Abandon étaient décédés. Le sieur Brafin voyant tous ses projets d’amélioration infructueux et ses sacrifices perdus, attribua à une cause surnaturelle le fléau qui ravageait son habitation tandis que les propriétés voisines assises sur un même sol et soumises aux mêmes influences atmosphériques lui semblaient jouir d’un sort prospère.

Dès lors, le sieur Brafin crut que la malveillance armée du poison avait projeté sa ruine ; ses soupçons se portèrent sur son atelier et principalement quatre de ses esclaves, Théophile, Marie-Joseph, Zaïre et Jean-Louis.
Fort de ses soupçons ou plutôt égaré par l’ irritation que lui causaient des pertes toujours inattendues, il se rendit un jour sur l’habitation l’Abandon, fit réunir l’atelier, lui exposa toutes les pertes jusqu’alors éprouvées et rendit ses esclaves responsables sur leurs têtes, des morts qui pourraient survenir désormais sur l’ habitation.
Ces menaces, dit le sieur Brafin, parurent produire un heureux effet pendant quelques temps, mais depuis le commencement de l’année, les mortalités recommencèrent et quelques jours avant le 22 juillet, deux décès rapprochés et subits et l’ état désespéré d’ un troisième esclave que j’ai été obligé de faire transporter en ville me forcèrent à monter sur mon habitation.

Le Sieur Brafin monte sur son habitation le 22 juillet ; qu’on se figure l’ état d’ irritation et de colère auquel son esprit était en proie lorsqu’il fut en même temps informé par son géreur, qu’il avait laissé sur l’habitation, que les pertes se multipliaient en bestiaux et esclaves depuis le commencement de l’année ; qu’il ne pouvait les attribuer qu’à des causes surnaturelles et qu’il ne répondait de rien. Il assembla l’atelier, fit sortir des rangs six esclaves, Angélique, Joseph, Jean-Louis, Théophile, Zaïre et Marie-Joseph. Les quatre derniers étaient soupçonnés d’avoir fait usage du poison et les deux autres étaient inculpés de quelque manquement à la discipline.

Ces six esclaves furent châtiés à coups de fouet. Ceux qui furent le plus sévèrement punis sont Zaïre qui reçut de la main du commandeur 29 coups de fouet _dont les marques ensanglantées l’ ont gêné dans sa marche.
Jean-Louis qui reçut 22 coups de la main de Brafin lui-même qui avait pris le fouet de la main du commandeur parce que ce dernier lui paraissait fatigué. Théophile et surtout Marie-Joseph le furent encore davantage. Appliqués à l’échelle, ils furent fouettés, le premier par le commandeur, et l’autre par le sieur Brafin après avoir renvoyé l’atelier. Cette négresse n’a pu déclarer le nombre de coups de fouet qu’elle avait reçus parce qu’elle ne sait pas compter ; mais son état était des plus graves, obligée de se tenir couchée sur le ventre pour faire sa déposition devant le juge d’ instruction.
Après avoir infligé ses châtimens, le sieur Brafin en proie à la fureur qui l’égarait se rendit à la case de la nommée Camille qu’il trouva dans son lit venant d’accoucher et lui mit un carcan au cou qu’ elle garda plusieurs jours.

Après que Zaïre eut reçu son châtiment, on lui attacha un carcan à son cou, et de gardienne d’enfants, on l’attacha à la culture. Désespérée de son châtiment et de son nouvel état, elle fut se noyer le même jour et le lendemain son cadavre fut retiré de la rivière.

Théophile, apprenant la mort de Zaïre, avec laquelle il vivait, tenta de se noyer, il en fut empêché mais succombant à la douleur, il se pendit trois jours après dans sa case.

D’ après l’ exposé qui précède, attendu qu’il résulte que le sieur Brafin a fait infliger ou a infligé lui-même à plusieurs de ses esclaves susnommés des châtiments excessifs qui ont portés deux des dits esclaves à se donner la mort, que ces châtiments l’ ont été sans cause qu’en effet la procédure n’a révélé aucun fait antérieur de nature à faire naître dans l’esprit du sieur Brafin le moindre soupçon contre des esclaves d’avoir fait usage de poison dans une habitation soumise par sa position topographiques aux influences délétères causées par les eaux stagnantes de ses canaux mal entretenus, ce qui est constaté par le rapport du docteur Reynier, chirurgien aux rapports, (…)».

Il ressort de ce procès que, pour le colon, la mort d’esclaves ou de bestiaux en trop grand nombre, ne peut être due qu’à la malveillance ou à des causes surnaturelles. Il n’y a pas eu d’autopsie pour vérifier les causes du décès et c’est sans aucune preuve qu’il arrête certains esclaves qu’il soupçonne. Rufz de Lavison raconte qu’un colon lui racontait qu’ayant le poison sur son habitation, il soupçonna l’infirmière de son hôpital et lui demanda d’aller lui chercher de la canne marronne ; l’hospitalière ayant pâli, il conclut qu’il tenait l’empoisonneuse. Voilà une opinion vite faite !

Ce sont les nègres les plus tendrement aimés qui sont souvent considérés comme coupables ayant les moyens d’administrer le poison : une lettre du gouverneur Donzelot du 28 septembre 1822 traduit cette opinion commune :

« (…) Ces scélérats se rencontrent principalement dans les ateliers conduits avec le plus de douceur et d’humanité et parmi les esclaves jouissant de la plus grande confiance du maître et du sort le meilleur, les commandeurs, les raffineurs, les chefs gardiens des bestiaux, les hospitalières, les femmes de chambre, les bonnes d’enfants».

De plus, ils n’ont pu se procurer le poison qu’avec l’aide d’hommes de couleur libres qui sont eux aussi impliqués dans les empoisonnements : «On croit que les mulâtres libres excitent les esclaves». Au Robert, en 1822, plus de vingt mulâtres sont arrêtés. De là à voir la main des mulâtres et un complot général, il n’y a qu’un pas vite franchi : «C’ est sans doute un coup monté et tout semble annoncer des projets perfides», écrit Dessales, colon à Sainte-Marie.

Au XVIIIe siècle, on pense que l’esclave n’ose pas s’en prendre au blanc : « il est vrai que leurs poisons n’ ont (et c’ est ici un autre prodige) point de pouvoir sur les blancs et qu’ils l’avouent eux-mêmes ( …) ». Mais au XIXe siècle, on rend l’esclave responsable de la disparition de familles entières de blancs : «Monsieur de Sainte Julie, sa femme, sa fille, sa soeur, son frère et son fils sont morts en sept semaines de temps (…) Les deux derniers ont été ouverts et le poison a été bien constaté. Cela fait frémir» écrit le colon Dessales en 1822.
Les nègres ne se contentent donc plus de tuer leurs congénères et les bêtes, ils s’attaquent aussi aux blancs, le tabou aurait-il disparu ?

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Pourquoi l’esclave tue-t-il ?

Le colon est persuadé que l’esclave n’a qu’une idée, sa ruine. En tuant esclaves et bétail,n’est-ce pas directement à la fortune du maître qu’il s’attaque ? En effet, dans les documents notariés, on se rend compte que les esclaves sont évalués pour la moitié de la valeur des habitations.
Le noir se sert du poison aussi pour se venger : Thibault de Chanvallon écrit vers le milieu du XVIIIe siècle : «Ils (les nègres) ont apporté de chez eux et répandu parmi les nôtres la connaissance de plusieurs plantes venimeuses.

Exercés dans leur pays à faire usage du poison, ils ne s’en servent que trop souvent dans nos îles. Quand ils veulent se venger de leurs maîtres, ils empoisonnent les autres esclaves, les boeufs, les chevaux et les mulets nécessaires à l’exploitation de l’habitation, font mourir leur propre famille(…) Ils n’essayent point leurs poisons sur les blancs. Ils sont persuadés que le succès dépend de la puissance de leurs dieux ou de leurs démons qui n’en ont aucune sur nous».

Les nègres s’en prennent à leur propre famille pour s’exercer mais aussi pour ne pas être soupçonnés ! Cela semble naturel pour le colon car pour lui «qu’ attendre d’ autre d’un sauvage, d’ une brute qui n’ a aucune morale et sur qui la religion n’a pas de prise ! »
Ils empoisonnent aussi pour empêcher un maître aimé de partir ou encore de dénoncer un géreur qu’ils n’aiment pas. L’empoisonnement est une manière de s’exprimer, de faire passer un message !

Mais, selon le capitaine du génie Villemain : «la plupart du temps, le crime existe avéré, patent, confessé sans aucun mobile, intéressé et passionné : c’est l’homme qui incendie pour incendier, qui empoisonne pour empoisonner, c’ est de l’ instinct sans réflexion et que la crainte seule peut contenir».
Pour Granier de Cassagnac, qui se fait l’écho des récits anecdotiques recueillis lors de son passage dans l’île en 1840 : «Pourquoi les nègres empoisonnent-ils ? On n’en sait rien. Est-ce l’ esclavage qui les y pousse ? Pas du tout. Car le poison a toujours été inconnu dans les îles anglaises et il l’ est encore dans les îles espagnoles. Exportés à Porto-Rico, ils n’empoisonnent plus dès qu’ils y sont. Est-ce par vengeance ? Non, car ils empoisonnent leurs enfants, frères, amis, les maîtres qu’ ils aiment le plus. Ils procèdent comme la foudre, ils tuent en deux ou trois nuits trente boeufs, vingt mulets, cent moutons, dix ou douze nègres. (…) ».
Alors pourquoi ne s’en prennent-ils pas directement au maître et à sa famille qui leur veulent du mal ? Et cela n’apparaît-il pas curieux que ce soit presqu’uniquement à la Martinique (bien moins en Guadeloupe, semble-t-il où pourtant on trouve de nombreux procès pour empoisonnement) qu’on accuse les esclaves d’ empoisonnement, alors que dans les autres îles, il n’en est pas question, alors qu’ils sont originaires des mêmes contrées d’Afrique et donc porteurs des mêmes traditions ?

Avec quoi empoisonnent-ils ?

On pense en général que les esclaves utilisent de l’arsenic mais la vente de ce produit est étroitement contrôlée, alors comment font les esclaves ? On pense qu’ils se le procurent par l’intermédiaire de libres ou de marins de passage. Pourtant, pour tuer autant d’esclaves et de bétail, il faut d’énormes quantités de produits.
Alors ?
Par ailleurs, les colons sont persuadés qu’il existe à la Martinique des sectes d’empoisonneurs avec leurs mots de passe qui oeuvrent dans l’ombre pour leur ruine : selon le grand juge Lefessier Grandpré, en avril 1804, il faut lutter «contre une confédération nombreuse de malfaiteurs organisés avec une sorte de méthode ayant leurs signes, leurs mots de passe et de ralliement, leurs correspondants colportant le poison dans tous les ateliers». Le gouverneur reprend les mêmes assertions en 1822, mais en se demandant si ces associations sont si nombreuses que cela.

Les esclaves sont censés savoir utiliser les nombreuses plantes vénéneuses si communes à la Martinique : le mancenillier, la canne marronne ou arum seguinum, la racine de citronnelle, la racine du lilas de la Martinique, de la sensitive ou du laurier rose, mais aussi le verre pilé, le vert de gris, le venin de serpent ou la galère de mer…
Quand, lors de l’autopsie, on ne découvre rien, ce qui arrive le plus souvent, le colon n’est pas en peine. Pour lui cela ne fait pas le moindre doute car il existe des poisons dont seuls les nègres ont le secret. Ils n’emploient pas de poisons qui tuent rapidement et qui peuvent laisser des traces : «ils préfèrent, selon Riccord Madiana, celles (les substances) qui ne font ressentir leurs effets que quelques temps après les avoir prises». Ils connaissent des herbes inconnues et ils ont un art inconnu pour les préparer et les administrer.
Ne pourrait-il pas s’agir d’une épizootie ? Laissons le colon Huc répondre : «il n’ y a pas d’ épizootie, il n’ y en a pas un exemple en deux siècles ; il n’y a d’animaux morts, il n’y en a de malades que par le poison».

Donc jusqu’à la fin, les colons sont persuadés que seul le poison est responsable des morts suspectes sur l’habitation.
En définitive :
– les esclaves empoisonnent plus à la Martinique que partout ailleurs,
– ils empoisonnent sans le moindre motif et pour la plus petite vengeance,
– ils empoisonnent leur parents, amis, bienfaiteurs, pour détourner les soupçons,
– ils ont des poisons inconnus qu’ils préparent selon un art secret,
– ils forment des associations d’empoisonneurs qui profitent des épidémies,
– ils tuent avec des poisons aux effets lents tirés du règne végétal,
– l’empoisonnement des bestiaux est considéré comme une vengeance particulière aux nègres qui en font usage pour les moindres griefs,
– leur objectif est de provoquer la ruine de leurs maîtres,
– ce sont les esclaves les plus choyés qui empoisonnent leurs maîtres,
– les mulâtres sont impliqués comme complices des esclaves empoisonneurs.

L’impression qui ressort, c’est que le maître, au lieu d’avoir une vue rationnelle du problème, préfère se référer au surnaturel, croit que le nègre a un instinct inconnu, merveilleux, pour administrer le poison. Les esclaves qui ont le malheur d’être soupçonnés, sont sans défense devant le maître qui les torture, exerce contre eux des sévices pouvant entraîner leur mort et utilise même des sortilèges contre eux : citons Assier au XVIIIe siècle (dans Dessales, tome 1 p.497) «(…) Les habitants qui, se voyant ruinés, pour se venger des malfaiteurs et arrêter le cours de leurs pertes se sont imaginés plusieurs moyens, et entr’ autres celui de mettre dans de la chaux vive le coeur des animaux qui meurent de ces sortes de maladies et de les piquer tous les jours avec un clou, prétendant que cela fait souffrir à l’ empoisonneur des douleurs très cuisantes, et qu’il meurt enfin quand le coeur est entièrement consumé».

Que fait donc le gouvernement face à ces assertions du colon ?

L’action du gouvernement

Il semblerait que le gouvernement intervienne à deux points de vue : le premier consiste à se substituer à la justice du colon pour éviter les excès ; le deuxième et le plus évident consiste à mettre en place une justice répressive pour venir en aide au colon de manière plus efficace. On a l’impression que les pouvoirs en place ne doutent point de la véracité des crimes d’empoisonnement et s’ils préconisent des autopsies, le procédé n’est guère suivi.’ D’ailleurs, le premier vétérinaire n’arrive à la Martinique que vers 1820.
Selon le rapport du sieur Davoust ( qui a mené la répression) au directeur de l’intérieur, sous la Restauration, le crime d’empoisonnement aurait causé la perte de 73 Blancs, 5 000 Noirs et 8 000 bestiaux.

Les gouverneurs, souvent sceptiques au départ, sont amenés sous la pression des colons à prendre des mesures de plus en plus dures pour arriver à juguler le fléau, sans aucun succès d’ailleurs : «considérant que les crimes d’empoisonnement se multiplient à un degré tellement alarmant qu’il est urgent de prendre les mesures les plus promptes et les plus efficaces pour les réprimer. Que ce crime détestable menace même l’existence de la société qu’il devient nécessaire d’employer toute la force de l’ autorité pour en extirper jusqu’à la racine et que le gouvernement doit aux colons toute sa protection dans un moment où toutes les propriétés sont en proie à un fléau qui tend à les anéantir et qui se renouvelle de la manière la plus violente et la plus générale (…) Il faut punir promptement».
Les premiers arrêtés sur les empoisonnements datent de 1724 et tout au long du XVIIIe siècle les mesures se multiplient avec plus ou moins de rigueur.

On interdit de vendre de l’arsenic aux Noirs et seules trois officines situées à Saint-Pierre, Fort-Royal et Trinité ont le droit d’en vendre. Il est interdit d’employer des hommes de couleur libres et des esclaves dans les pharmacies pour la préparation des médicaments. Une ordonnance du 4 octobre 1749 préconise les autopsies mais on ne l’applique guère. Une nouvelle est prise le 12 novembre 1757, médecins et chirurgiens sont chargés de l’autopsie mais il n’y a pas de suite. Seulement l’arrestation des coupables ne met pas fin au crime, il faut donc intimider l’esclave empoisonneur par une justice prompte et expéditive :

– un tribunal spécial est installé le 8 mai 1780 au Gallion, à Trinité : on jugea 25 accusés. Trois furent brûlés vifs, six pendus et leurs corps jetés au feu, quatre furent fouettés et marqués. Les autres furent déchargés mais durent assister aux exécutions.
– en 1799, il y a à nouveau un règlement contre les empoisonneurs car «la prospérité des manufactures est ralentie, compromise par la scélératesse et l’art destructeur des malfaiteurs ; que dans différentes circonstances et à diverses époques, on a cherché à réprimer le mat et en arrêter les progrès… moyens insuffisants jusqu’ ici (…) Il est presque impossible de se procurer des preuves contre les accusés, quelques coupables qu’ils puissent être».
Les chirurgiens doivent se porter sur les habitations pour constater le corps du délit. On doit arrêter et détenir les témoins.

– le 17 octobre 1803, un arrêté du gouverneur Villaret de Joyeuse crée un tribunal pour juger les crimes d’empoisonnement et d’incendie. On vise également ceux qui sont au courant et ne dénonceraient pas le crime. Le jugement est immédiatement exécutoire. Pour le grand juge Lefessier-Grandpré, il faut lutter contre une «confédération nombreuse de malfaiteurs organisés avec une sorte de méthode, ayant leurs signes, leurs mots de passe et de ralliements, leurs correspondants colportant le poison dans tous les ateliers». Le gouvernement essaie de se substituer à la justice du colon basée sur la torture et les supplices. D’après une lettre du Gouverneur en date du 12 janvier 1820, il y aurait eu 127 exécutions.

– le 12 août 1822, à nouveau, on crée une cour prévôtale pour réprimer les crimes d’empoisonnement. Il est nécessaire «de les (les empoisonneurs) poursuivre avec une célérité qui en assurant leur punition puisse frapper d’ une terreur salutaire ceux qui seraient tentés de les imiter». Le crime d’empoisonnement est puni de mort. Le condamné aura la tête tranchée et le jugement est exécutoire dans les 24 heures. On pense que près de 600 personnes furent jugées pour crime d’empoisonnement. L’instruction fut rapide en général, les juges étant rapidement convaincus. Selon Morénas, il y eut une vingtaine d’esclaves ou d’hommes libres jugés par mois et la moitié fut exécutée malgré des preuves en général, peu concluantes ; il suffisait d’être «véhémentement soupçonné». Les autres furent fouettés, enterrés jusqu’au cou, marqués au fer rouge, envoyés aux galères ou expulsés à vie. Les colons touchaient une somme de 2 000 francs pour les dédommager de la perte de leur esclave. On s’est même demandé s’il n’y avait point de rapport de cause à effet.

Mais cela ne donne pas les résultats escomptés. Le tribunal est supprimé le 28 février 1827, à la demande même des colons parce qu’il ne peut remédier au mal : le nègre ne craint pas la mort et les crimes d’empoisonnement n’ont jamais été plus communs qu’à l’époque où on essayait de les réprimer.

De 1831 à 1842, d’après le Dr Rufz de Lavison, il y a eu 45 plaintes pour empoisonnement dans l’arrondissement de Saint-Pierre et seulement 18 condamnations, pour manque de preuves, 28 plaintes et 6 condamnations dans celui de Fort Royal. Il n’est nullement étonnant de voir se multiplier les demandes des maîtres exigeant l’expulsion pure et simple de la colonie des esclaves dits dangereux, car ils craignent de les voir revenir après avoir purgé leur peine de prison dans l’île : en 1829, il y a eu 17 demandes d’expulsion, 25 en 1830…

Le Conseil privé, en vertu de l’article 76 de l’ordonnance du 22 août 1833, suit les colons dans la majorité des cas, suivant l’exemple suivant, juin 1836 :
« Expulsion de trois esclaves demandés par M. Ernest la Rochetière, habitant propriétaire à Saint-Pierre et de M. Chalvet à Basse-Pointe auxquels ils attribuent les pertes considérables de bestiaux qu’ ils éprouvent l’un et l’ autre depuis quelques mois». Accordé.
Il arrive que pour prévenir un refus de la part du Conseil privé, le maître abandonne purement et simplement l’esclave au gouvernement. Comment alors douter de sa bonne foi ? Il fournit, au besoin, des témoignages de voisins, voire du maire, pour justifier sa demande.
Et c’est par dizaines que, de 1829 jusqu’à l’abolition de 1848, malgré des preuves jugées insuffisantes, des esclaves, devant abandonner leur famille, sont déportés au Sénégal mais surtout à l’île de Biègues à Porto Rico où ils sont vendus. On a même accusé certains maîtres de vouloir en faire un trafic.

Qu’en penser ?

Nous nous trouvons devant plusieurs théories :
– le poison existe véritablement et donc montre les vices du système colonial car les nègres ne le pratiquent point chez eux. C’est le cas de Schoelcher qui déclare en 1842 : « C’est une maladie de pays à esclaves, il est dans l’air, la servitude en a chargé l’ atmosphère des colonies, de même que les miasmes pestilentiels la chargent de fièvre jaune, le poison est une arme terrible et impitoyable aux mains des noirs, arme de lâches sans doute, à laquelle l’ esclavage les condamne». Il ne met nullement en doute les empoisonnements qui sont, à ses yeux justifiés par l’esclavage, qui, par là même engendrant le mal, ne peut être que condamnable.

Ce sont des prétendus empoisonnements et les exécutions pratiquées dans les bourgs en présence des esclaves auraient pour but de les maintenir dans l’obéissance par la terreur. Pour Morénas, cela entraîne plutôt l’indignation et la révolte et explique ainsi l’insurrection du Carbet qui eut lieu durant l’existence de la cour prévôtale, alors que le calme régnait à la Guadeloupe où cette cour n’existait pas.

Il s’agit d’une psychose collective des colons traduisant leur peur dans un milieu où ils sont minoritaires et le deviennent chaque jour davantage. C’est le cas du Docteur de Lavison et c’est également la théorie que je vais développer :
Ce qui est étonnant, c’est que le Code Noir ne fait mention d’aucun crime de ce genre ni d’ailleurs le père Labat qui, pourtant, évoque le cas d’une épidémie ayant entraîné la mort de nombreux esclaves et bestiaux à la Martinique.
On juge les chirurgiens et les officiers de santé incompétents, ignorant les maladies tropicales et les signes inhérents à un empoisonnement : les colons ont vite fait de les persuader du crime. Le Dr Rufz est sévère à leur endroit : « En général, beaucoup d’ officiers de santé, quand ils rédigent un procès-verbal ne se doutent pas qu’aux yeux des médecins instruits, ils fournissent une preuve de leur ignorance en employant des termes vagues et en se retranchant sur la nature conjecturale de la médecine ; une pareille assertion fait ressortir au contraire leur ignorance, car il ne faut pas croire que la médecine soit une science conjecturale en tout. Non : il y a des faits précis, incontestables, sur lesquels, quand on ne les connaît pas on peut être pris en flagrant délit d’ ignorance, avec preuves en mains ». On peut encore citer Assier dans Dessales au XVIIIe siècle : «Nos chirurgiens se trouvent embarrassés sur la maladie des nègres empoisonneurs, auxquels ils ne connaissent rien. C’ est peut-être leur faute et il est vraisemblable que ce prétexte sert souvent à couvrir leur ignorance» ; «son ignorance se cache opportunément derrière le diagnostic d’ empoisonnement».

D’autre part, ceux qui essaient d’aller à l’encontre du colon sont critiqués et violemment pris à partie et ridiculisés, comme c’est le cas du Dr Laporte, médecin à St-Domingue en 1757, puis à la Martinique en 1766 : « jamais un colon n’a recours aux causes naturelles, il ne les connaît point, donc il faut accuser les nègres» et il ajoute «On m’a beaucoup ridiculisé, cela m’ a procuré beaucoup d’ ennemis».
C’est rare de trouver des cas isolés de mort de bestiaux. En suivant la mortalité des animaux en 1822, dans le journal du colon Dessales, on voit l’épidémie se répandre d’une habitation à l’autre ; aucune précaution n’est prise puisqu’on préfère croire au poison et aux sectes d’empoisonneurs.

Selon des colons, on ne peut élever des animaux au Carbet : «les nègres de ce quartier, dit-on, n’ aiment pas les vaches et les boeufs, il n’y a pas moyen d’en avoir, ils les tuent tous, ils en veulent moins aux mulets». Or, on peut remarquer à l’époque, avec le Dr Rufz, que le Carbet est un quartier sec où souvent, les cannes et les herbes sont brûlées, on ne sait pas conserver les fourrages et les bonnes savanes sont trop éloignées. Ailleurs, le bétail est mal acclimaté et exposé au soleil pendant la saison chaude, ce sont des enfants de 10-12 ans qui sont chargés le plus souvent du soin du bétail. On peut noter l’absence quasi-générale d’étables. La mortalité est plus considérable sur les mulets nouvellement débarqués.
On peut s’étonner, par ailleurs, de voir les esclaves tuer boeufs, chevaux ou mulets et respecter les moutons qui pourtant sont relativement nombreux et succombent plus facilement au poison !

C’est surtout à l’époque de la traite que la mortalité des nègres nouveaux est énorme, après, la mortalité diminue considérablement. On préfère croire au merveilleux : un médecin, témoignant en 1842 dans un procès, à qui on posait la question suivante : «croyez-vous que les nègres possèdent des substances capables de produire la phtisie pulmonaire ?» répondit : «Comme médecin, je ne connais aucune substance qui ait cette propriété. Comme créole, je crois les nègres si méchants qu’ ils sont capables de tout».

Beaucoup de récits se répétant de bouche à oreille, relèvent de l’anecdotique sinon du roman : un colon ne raconte t-il pas ces aveux d’un esclave : «c’est à cause de vos bienfaits même que j’ ai commis toutes ces méchancetés ; j’ étais trop bien ; si vous aviez été dur avec moi, comme pour les autres, si vous m’ aviez forcé de travailler, je n’y aurais jamais songé». L’outrance même de ces propos en font douter.
Souvent, lors des procès, les Noirs ne comprennent pas toujours les questions, ils répondent «moin pas save». Et malgré tout on essaie de les pousser dans leurs retranchements et ils se contredisent le plus souvent. Des témoins défilent et leurs témoignages relèvent plus du merveilleux que de la réalité. Les juges eux-mêmes, prévenus contre les empoisonneurs, sont le plus souvent déroutés par le manque de preuves et ils sont forcés d’admettre que les substances trouvées dans les cases d’esclaves : os réduits en poudre, feuilles pilées, terre, verre pilé, plumes d’oiseaux, ongles, cheveux, poils de cheval, pattes d’anolis ou de crapaud, ne pourraient faire de mal à une fourmi. Mais il faut tenir compte de la force du préjugé.
De plus, on remarque qu’ils n’empoisonnent pas dans leur pays, et ne continuent plus après leur déportation, alors qu’en Martinique, ils n’arrêtent pas. Quand ils sont arrêtés et que les empoisonnements continuent, on parle d’associations : «les faits découverts par les informations criminelles qui parlent plus haut que tous les raisonnements démontrent que malheureusement il existe des associations de ce genre, encore que je ne crois pas que ces associations soient aussi nombreuses que quelques personnes le prétendent». On doute un peu mais les colons sont si convaincants !

C’est le colon lui même qui est cause de sa ruine, comme le montre le procès cité au début de cet article. Il est tellement persuadé qu’il s’agit d’empoisonnement que rien ne peut le faire en démordre, et il met lui-même sa propre habitation en péril avec des accusations sans fondement : « Un habitant dans la tête duquel est entré l’idée de poison est plein de défiance contre tout ce qui l’ entoure (…) Il ne sait à qui s’ en prendre (…) Il consulte les sorciers,, les magnétiseurs, ouvre l’ oreille à tous les conseils, à tous les rapports, effraie, désorganise son atelier en faisant planer le terrible soupçon : chacun tremble car on ne sait encore où tombera le coup. De là, délation, marronage, la ruine véritable » écrit le Dr Rufz qui est pourtant lui aussi propriétaire d’une habitation au fond Canonville à Saint-Pierre.

Ce n’est que vers les années 1843, sous le gouverneur du Val d’Ailly et sous l’impulsion d’hommes comme le docteur Rufz de Lavison qu’une commission est montée pour étudier de plus près les crimes d’empoisonnement : cette commission est formée à Saint-Pierre des docteurs Rufz, Noverre et Pouvreau et des pharmaciens Morin, Accarie et Peyraud. M. Forest, vétérinaire, les assiste. Ils procèdent à l’analyse et à l’expérimentation de plantes ou de produits jugés nocifs. Ils se rendent compte que les quantités administrées pour provoquer la mort doivent être énormes et que les esclaves auraient beaucoup de mal à se procurer du poison en si grande quantité. Souvent les animaux refusent d’instinct de manger, il faut le leur faire prendre de force.
Les symptômes sont nets et on ne peut se tromper sur l’origine du poison : odeur caractéristique, action immédiate. Le brinvilliers, par exemple, agit promptement sur le système nerveux, on accuse certains Noirs d’avoir tué leur maître en le mélangeant dans le calalou.

« Quelqu’un qui n’aurait rien bu, ni mangé depuis quatre heures ne pourrait être soupçonné d’être empoisonné avec du brinvilliers», car cette plante entraîne des étourdissements, des convulsions, des vomissements, on meurt avec la figure enflée et la langue pendante et le Dr. Rufz assure que, depuis huit ans qu’il exerce à la Martinique, il n’a vu aucun cas de ce genre. Le mancenillier qu’on accuse souvent ne pousse pas dans le nord, ni dans les environs de Saint-Pierre et les Noirs en ont peur car ils croient que ceux qui y touchent deviennent enflés. Malgré les résultats de cette commission, les Noirs dits dangereux continuent à être expulsés de la colonie et à payer le fait d’être différents ou agitateurs des ateliers. Certains Noirs atteints de vitiligo et appelés nègres-pie, sont désignés à la vindicte publique comme empoisonneurs : c’est le poison qu’ils manipulent qui les décolore !

Jusqu’à la fin de l’esclavage, les colons restent sur leurs positions et refusent obstinément de voir autre chose que des empoisonnements dans la mortalité de leurs animaux ou même de leurs esclaves. Le Noir n’est, pour eux, qu’un sauvage, obéissant à des sentiments primaires, agissant lâchement dans l’ombre et dans le cadre d’associations d’empoisonneurs.
Nous pensons que, pendant l’esclavage, l’empoisonnement a existé comme à toutes les époques et sous toutes les latitudes. Mais les colons, en érigeant le crime d’empoisonnement comme un fait de société et en refusant d’en démordre, ont agi davantage sous l’effet d’une psychose collective, peut-être due au fait qu’ils se voient submerger par des esclaves et des hommes de couleur libres de plus en plus nombreux.

Ces empoisonnements se situent donc dans le cadre plus vaste de l’esclavage et en montrent les vices : peur du colon, sévices, relations sadomasochistes, recours au merveilleux. Et on peut constater que ce sont les esclaves qui ont payé, une fois de plus, leur tribut en vies humaines à ces croyances.


Bibliographie :
– Le conseil souverain – 1820 – 25 – p 100.
– Le conseil privé 1830-1842.
– RUFZ DE LAVISON (Dr) : « Recherches sur les empoisonnements pratiqués par les nègres à la Martinique». Annales d’hygiène publique et de médecine légale – tomes 31 et 32.
– DEBBASCH (Y) : « Le crime d’empoisonnement aux îles pendant la période esclavagiste». Revue française d’histoire d’Outre-mer 1963.
– MORENAS (J) : Précis historique de la traite des noirs. Paris 1828. p. 325 et suivantes.
– DESSALES (PFR) : in Annales du conseil souverain de la Martinique – T1 p.497.
– SCHOELCHER (V) : Des colonies françaises abolition immédiate de l’esclavage T. 1.
– LETI (G) : Santé et société esclavagiste. La Martinique 1802-1848. Thèse d’histoire, mai 1996. p. 162-172.

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