Histoire et Culture

Associations et carnaval du 17ème au 19 ème siècle

Dans la correspondance officielle, le mot carnaval apparaît en avril 1722. Comme ces festivités ne provoquent pas de surprise, elles ne sont pas nouvelles Les administrateurs critiquent alors des groupes de blancs fortunés en évoquant deux pratiques : la somptuosité de certains repas, et surtout un «jeu épouvantable».

Dans le même milieu, au début de la seconde moitié du siècle, on ajoute les bals. Parallèlement, les autres groupes sociaux ont obligatoirement leurs structures, durables ou éphémères, car construire, reconstruire, préserver des liens qui dépassent le cadre familial sont à la base du mouvement qui incite à se réunir, boire, manger, organiser des réseaux de réjouissances ou d’entraide fondés sur la perception que l’on a de son niveau social, l’appartenance à un quartier, une habitation, un métier, une ethnie.

Dans l’état d’esclavage, santé, mariage, maternité, enfance, vieillesse, incapacité, décès étant à la charge du maître, les masses se préoccupent des aspects religieux et festifs. Les articles 16 et 17 de l’édit de mars 1685 interdisent aux esclaves appartenant à des maîtres différents de s’attrouper de jour ou de nuit, sous prétexte de noces ou autrement, chez leurs maîtres ou dans les grands chemins ou lieux écartés. Episodiquement, le rappel de la loi ou l’intérêt d’un témoin apporte des renseignements précieux.

Les groupes ethniques

Dès le milieu du 17ème siècle, dans son Histoire générale des Antilles habitées par les Français, alors qu’il n’évoque que les dimanches et fêtes, le P. Du Tertre évoque des réunions d’esclaves «d’une même terre, ou de celles qui leur sont voisines» qui mangent ensemble, chantent à la mode de leur pays et dansent au son «de deux calebasses remplies de petites roches», autrement dit des chachas ou d’un tambour. Du Tertre ne parle pas de calendas ou de belair mais «l’un d’eux tient cet instrument entre ses jambes, et joue dessus avec ses doigts (..) puis quand il a joué un couplet de la chanson, ceux qui dansent en chantent un autre, continuant ainsi alternativement tant qu’elle dure». Ces groupes ethniques se retrouvent aussi aux enterrements.

En 1850, deux siècles plus tard, dans ses Etudes historiques et statistiques de la Martinique, le Docteur Rufz évoque encore ce type de regroupements : «Ces peuples de l’Afrique, transportées sur les rives étrangères, se reconnaissaient, se ralliaient, reformaient la tribu natale, et cherchaient (..) à rappeler par leurs chants et par leurs danses, les souvenirs de la patrie. Ces sortes d’associations existent encore de nos jours et sont tout à fait comparables aux associations que les ouvriers Européens forment entre eux, pour s’entraider dans leurs maladies et veiller à leurs funérailles.»

Il ne s’agit pas seulement de gens nés hors de l’île car au milieu du 20ème siècle, à l’occasion du carnaval, des groupes spécifiques réunissaient encore les petits-enfants des immigrés de la seconde moitié du 19ème siècle.

Le Gaoulet de 1710

En juillet 1710, un règlement de comptes entre blancs entraîne la répression d’une association servile formée à Saint-Pierre pour «danser une certaine danse qu’ils appellent le gaoulet, qui est de se laisser tomber, se relever, se cogner le ventre». Cette association festive d’illettrés du Mouillage et de la campagne environnante, se caractérise déjà par sa complexité. Mélange des ethnies : des Africains se retrouvent mêlés à des créoles. Participation subversive de libres blancs et de couleur, d’esclaves appartenant à une vingtaine de maîtres différents. A leur tête, un général, comme le gouverneur général, pas encore un roi. Cotisations, rites : le nouveau venu paie le ponche. Banquet : les femmes font la cuisine. Signe de reconnaissance : un collier de corail. En vente : l’inévitable «cordon» ou «préservatif» qui permet de rentrer sans être puni lorsque l’on est parti en marronnage, et de se battre sans être blessé.

Eglise et carnaval

Quimbois donc, mais l’Eglise est toujours présente. Le carnaval se situe entre les Rois et le Carême. Pains bénis, mariages, enterrements, processions sont des occasions de rencontre suivis de repas, de chants et dans certains cas, de danses. L’association de 1710 a son siège depuis plusieurs mois sur l’habitation des Ursulines. Pensons aussi à la cure des «nègres» en milieu urbain et aux confréries. Le premier lien avec le danger des empoisonnements apparaît à Saint-Domingue, en 1758, à l’occasion de l’affaire Macandal. Dans les petits paquets suspectés on trouve encens et pain béni mélangés à des objets divers. Aux enterrements : festins, «deuils consistant à se vêtir de blanc pendant plusieurs jours et à porter le mouchoir de tête plié en demi-mouchoir, les deux bouts pendant par derrière».

En 1752, à la Martinique et à la Guadeloupe, les festivités de la Fête Dieu ont une ampleur considérable. Toutes les paroisses touchées ne sont pas citées et l’accent est mis sur la rivalité à Saint-Pierre entre le Fort et le Mouillage : «vêtus d’habits très riches», des esclaves représentent le Roi, la Reine, toute la famille royale. Dans une église, le roi et la reine ayant été placés dans des fauteuils «les nègres eurent les honneurs» et, fait encore plus subversif, les blancs furent «confondus», mélangés avec eux. Pour ces raisons, la confrérie intitulée : L’esclavage de la Sainte Vierge est interdite. Néanmoins, en 1774, il est encore enjoint aux esclaves d’assister aux processions avec leurs habits ordinaires et, en 1801, au Robert, une confrérie a construit un oratoire portant l’inscription Appui des esclaves priez pour nous.

Des convois aux sociétés de fleurs

A la veille du carnaval de 1784, l’ordonnance martiniquaise du 25 décembre 1783 rappelle l’interdiction faite aux esclaves appartenant à des maîtres différents de se réunir sans permission du procureur du roi. Les libres sont tout aussi concernés. Avec la Révolution, la politique fait son entrée. A la suite de l’échec de l’expédition organisée par Victor Hugues contre la Martinique, l’ordonnance du 30 octobre 1795 apporte des précisions importantes. Associés à des libres «sous des dénominations particulières», des esclaves portent aux «convois ou enterrements» des rubans et autres marques distinctives en or argent ou autres matières. En janvier 1797, il est fait défense à toute personne de quelque qualité et condition qu’elles soient, de paraître dans les rues masquées et déguisées pendant le carnaval. En novembre 1809, une nouvelle interdiction évoque les messes, les pains bénis et le luxe extraordinaire dans les convois funéraires.

A la veille du carnaval de 1830, alors que la Martinique est troublée par la question de la réforme de la société esclavagiste, un grand débat, qui a lieu au Conseil privé, révèle que les interdictions n’ont servi à rien. Ces associations «connues autrefois sous la dénomination de convois» sont au nombre de 17 au Fort-Royal, sans doute plus, nous dit-on, à Saint-Pierre. Elles existent aussi dans les bourgs et les campagnes. Nous connaissions déjà les rubans de couleur différente. On a ajouté des dénominations : société des roses, des oeillets etc. Chaque association a son drapeau, autrement dit sa bannière, son roi, sa reine, son trésorier… Elles correspondent entre elles et récemment, à l’instigation des gens de couleur libres, qui de toute évidence ont aussi leurs associations, elles se sont toutes réunies au Fort-Royal à l’occasion d’un enterrement.

En 1736, ce genre d’association existe au moins dans l’île d’Antigue. Dans les colonies britanniques, l’équivalent du carnaval se situe à la fin du mois de décembre.

A la Jamaïque, dès 1774, on décrit les groupements ethniques avec leurs musiques particulières, les groupes de métiers, de plantations. Après 1794, on voit apparaître les émigrés de Saint-Domingue. Ces associations se distinguent par leurs couleurs : «dorés», «velours», «grenats». Elles ont leur John Canoe, leurs rois, reines, rivalisent par leurs chansons et dansent de petites saynètes souvent liées à l’actualité.

A Sainte-Lucie, où la Rose s’opposait à la Marguerite, le 30 août, jour anniversaire de Sainte-Rose de Lima, est encore célébré avec des rois, reines, soldats, pages, parades, danses, dîners et concours de chant.

Nous ne savons pas quand les chansons et saynètes liées à l’actualité apparaissent à Saint-Pierre, mais en février 1831, à l’occasion des émeutes, un témoin évoque «des chansons qu’ils chantaient avec frénésie dans les rues et sur les places publiques et dans lesquels ils insultaient M. de Freycinet, ancien gouverneur et invitaient MM de Perinelle et de Sanois, habitants notables à charrier de l’eau pour éteindre le feu». De son côté, le gouverneur écrit que les réunions de dimanche, tolérées pour les danses «troublaient l’ordre et la tranquillité par les chants» et qu’il a fait fermer «les cours dans lesquelles ces scènes se passaient».

Du mardi gras au mercredi des cendres

Sous Napoléon 1 er, le préfet colonial Laussat ne dédaigne pas laisser la comptabilité et la politique pour décrire les festivités du carnaval.

Les blancs qu’il fréquente s’associent pour donner des bals. Ceux du Fort, qui se piquent de noblesse, ne se commettent pas avec ceux du Mouillage. Dans un bal de cette dernière paroisse, le mardi-gras, la plupart des femmes se sont «déguisées en mulâtresses». Déguisés aussi, les hommes sont à visage découvert. Reste à savoir si les femmes portent simplement des masques. Ici, depuis «trois jours» : samedi, dimanche, lundi, les «folâtres danseuses», ne «s’étaient couchées qu’au soleil levant». Le mercredi matin, il les laisse «résolues à ne clore le carnaval qu’à la messe des cendres». C’est déjà un usage qui ne choque pas. Un troisième groupe «d’un cran plus bas» a souscrit pour organiser une boite de nuit, la première que nous connaissons : le Terpsychore, du nom de la muse de la danse.

Il en est certainement de même pour les gens de couleur libres. Mais Laussat semble ne s’intéresser qu’aux esclaves, dits nègres, puisqu’il évoque «la bamboula de rivière où les nègres sont dans l’usage de faire les adieux au carnaval», l’après-midi du mercredi des Cendres. En 1830, les Européens écrivent toujours bamboulas. En 1840, Dessalles dit belairs.

«Dans l’usage» indique qu’il ne s’agit pas d’une innovation. La manifestation ne se fait pas en ville mais au bord d’une rivière. Les participants sont nombreux et constituent des groupes distincts : groupes de tambours «dansant des bamboulas», groupes de violons attestés par «les contredanses», groupe de joueurs de flûte. Au-delà des divisions de statut social, de métiers et de quartier qui, pour les tambours, peuvent être déjà liés aussi aux cours, il y a eu concertation pour obtenir l’autorisation des autorités et fixer le lieu, cette fois, dans les hauteurs de la rivière des Pères. Et, pour qu’il y ait des «foules de nègres», il faut qu’au moins la demi-journée soit chômée.

L’ensemble : musiques, danses et repas, donne un véritable spectacle qui attire les blancs de la ville et des environs. Rien n’est dit des costumes, mais Laussat voit des participants «se régalant autour de nappes couvertes de gros mets et de sauces noires». Pas de viande ni même de poisson. Un repas de carême. En outre, les gros mets évoquant des légumes, et les autres éléments éventuels de base étant la farine de manioc et le riz, nous avons vraisemblablement un repas noir et blanc.

Dans les campagnes, nous repérons surtout des allusions à propos des associations mais n’oublions pas les liens entre le festif et le religieux. Nos renseignements les plus abondants étant tirés du journal de Pierre Dessalles, habitant de Sainte-Marie, seules sont mises en valeur les solidarités internes à l’habitation et d’habitation à habitation.

Le propriétaire ouvre sa maison aux esclaves, offre les boissons, les victuailles et, le cas échéant, paie les violons. Il peut se contenter d’observer. Plus souvent, il réunit quelques amis autour d’un repas. Le dimanche 29 janvier 1837, les festivités ont lieu chez Dessalles à la Nouvelle Cité : «Mes domestiques ont fait danser ; je leur ai donné un mouton et quelques bouteilles de vin. Lalanne et Pierre Cardin ont dîné avec moi. Louis Le Vassor et M. Cicéri sont venus voir la danse. A 9 heures, la danse a cessé, et à 11 le souper s’est terminé. Caché dans un coin, j’ai tout vu sans être vu : rien ne m’a paru plus plaisant. Le repas terminé, on a chanté, le ton, les inflexions de voix, tout se réunissait pour exciter le rire. J’ai été obligé de me tenir à quatre pour ne pas éclater. J’ai observé que la plus grande politesse avait existé (..) Beaucoup de nègres de M. de Survilliée se trouvaient à cette fête. J’ai eu l’occasion de remarquer de jolies négresses.»

Viennent ensuite les jours Gras. Le samedi 4 février, Dessalles dîne au Limbé avec les héritiers Le Vassor et les esclaves dansent. Le mardi Gras, il laisse l’après-midi à son atelier et donne du sirop et du tafia. Il observe, d’une part : que plusieurs se sont déguisés, «ont habillé un homme de paille et l’ont promené au son des cornes», et de l’autre, que la danse s’est arrêtée à minuit.

En 1840, pour les jours Gras, le samedi et le dimanche, la fête réunit encore son atelier et celui de Survilliée. Elle reprend le lundi soir avec d’autres voisins. Sans s’émouvoir, Dessalles remarque que «beaucoup de gens libres sont venus voir et ont même dansé avec les esclaves». Cette année, outre les contredanses, il évoque les belairs, et insiste sur le tambour qui, le mardi gras, bat de cinq heures de l’après-midi au lever du jour.

Entre 1837 et 1840, il n’y a certainement pas une évolution. Au moins, on sent que les usages des campagnes rejoignent ceux de la ville.

Léo ELISABETH

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